— Vous ne craignez rien vous-même ? demanda-t-il.
Eleonore Ricord eut un sourire timide, attira son sac à elle, l’ouvrit et en sortit la crosse en bois d’un petit Magnum 357 Smith et Wesson au canon de 2 pouces, le museau dans un étui de cuir noir. Malko regretta soudain d’avoir laissé son pistolet extra-plat au Sheraton.
Enhardi par leur silence et jugeant probablement qu’ils n’avaient plus de secrets à se confier, Mahmoud quitta son bar, vint se laisser tomber sur les coussins, de l’autre côté d’Eleonore et posa une main fine sur son genou café au lait.
Malko pensait à l’assassinat du Premier Ministre jordanien Washfi Tall, pendant sa visite officielle au Caire. Les terroristes l’avaient criblé de balles à la sortie de son hôtel et avaient ensuite trempé les mains dans son sang devant les badauds.
Arrêtés, ils avaient discrètement été remis en liberté trois mois plus tard…
Dans les pays arabes, tout ce que les Palestiniens risquaient, c’était cinq minutes d’indignité nationale et cent sous d’amende… Et encore… Les menaces contre Henry Kissinger n’étaient pas à prendre à la légère. Les jeunes Palestiniens qui avaient grandi dans les camps ne croyaient qu’à la violence. Haïssant aussi bien les Arabes modérés que les Israéliens. Malko avait appris par la CIA que la plupart s’étaient réfugiés en Libye où on leur donnait des armes et de l’argent… Kadhafi ne voulait pas d’Israël.
Eleonore leva son verre.
— Buvons à la paix !
C’était vraiment le moment…
— Happy New Year ! fit Mahmoud.
— Happy New Year, répliqua Malko en écho.
Le silence retomba, bercé par les mélopées du golfe Persique. Sur la cuisse d’Eleonore la main de Mahmoud remontait lentement et patiemment. Pour une soirée de réveillon le Koweiti avait été plutôt frustré…
Malko se leva. Inutile de s’aliéner un ami possible.
— Je vais me coucher, annonça-t-il. Demain sera un autre jour…
Il serra la main de Mahmoud, et Eleonore l’accompagna jusqu’à la porte.
— N’oubliez pas que nous avons très peu de temps, murmura-t-elle. Venez demain matin à l’ambassade. Richard sera là. Il faut absolument retrouver ces gens.
— On pourrait leur envoyer Nixon, suggéra Malko. Au lieu de Kissinger.
Eleonore sourit discrètement.
— Bonne nuit, dit-elle. Faites attention. Nous allons nous revoir.
Malko se laissa tomber sur les coussins de la Chevrolet avec des sentiments mitigés. Certes, Eleonore Ricord était charmante, mais la CIA semblait s’être fâcheusement laissé prendre de court à Koweit. C’était une gageure de lui demander de trouver des terroristes dont on ne savait rien, même pas ce qu’ils avaient vraiment l’intention de faire…
— Au Sheraton, dit Malko au chauffeur.
La voiture cahota sur le bas-côté boueux avant de prendre de la vitesse sur la grande avenue déserte, roulant vers les lampes à vapeur de sodium du second ring. Malko, épuisé, ferma les yeux.
Lorsqu’il les rouvrit, il aperçut à sa gauche la mer. La Chevrolet roulait à toute vitesse. Koweit était une ville étrange, coupée d’énormes espaces non construits.
Malko regarda à travers la vitre, ne se souvenant pas d’être passé par là. Il se pencha vers le chauffeur :
— Nous allons au Sheraton !
L’autre se retourna, un long sourire sur ses traits sombres.
— Yes, yes…
Son anglais était limité. Malko commença à regarder plus attentivement autour de lui. Cela devenait inquiétant. Soudain, la Chevrolet ralentit et tourna à droite dans une petite ruelle sombre. Malko se raidit : il n’aimait pas cela du tout. La main sur la poignée de la portière, il guetta les réactions du chauffeur. Maudissant son imprudence.
La voiture ralentit encore et, brusquement, s’engouffra dans une petite cour puis stoppa. Le chauffeur resta à son siège sans se retourner. Malko bondit aussitôt dehors, aperçut dons la lueur des phares une voiture arrêtée et plusieurs silhouettes.
Il eut le temps de faire trois pas avant d’être ceinturé par plusieurs hommes. Des Arabes en civil qui le maintinrent solidement. Aucun ne répondit à ses protestations. Ils entreprirent de le traîner vers la seconde voiture. Une Buick rouge dont la portière avant gauche était ouverte. Les phares de la Chevrolet éclairèrent un étrange personnage debout, appuyé à l’aile. Fruit de l’union d’un crapaud et d’une motte de beurre. Un Koweiti rondouillard en dichdacha marron, au visage tout rond, avec des yeux proéminents, à la peau très sombre. Un verre dans la main droite, une cigarette dans la gauche. Il dit quelque chose en arabe, et les hommes qui tenaient Malko le lâchèrent.
Aussitôt, deux nouvelles silhouettes sortirent de l’ombre. Directement de l’an Mille. Des Noirs immenses, pieds nus, vêtus de pantalons bouffants et d’une veste brodée. Tenant chacun dans la main droite un lourd cimeterre à la lame légèrement recourbée.
Visiblement ravis d’avoir à s’en servir.
L’homme en dichdacha sourit, découvrant une éblouissante rangée d’incisives en or.
— N’essayez pas de vous enfuir, dit-il en anglais d’une voix pâteuse. Sinon mes gardes vous coupent en morceaux.
Il tituba et dut s’appuyer à la carrosserie pour ne pas tomber : visiblement ivre mort.
Malko se figea sur place. Il ne fallait jamais contrarier un ivrogne. Surtout accompagné ainsi.
— Je suis ravi de vous rencontrer, assura-t-il de sa voix la plus mondaine. Mais à qui ai-je l’honneur ?
Chapitre III
— Je suis le sheikh Abu Sharjah, lâcha dans un hoquet l’inquiétant personnage. Et je dirige le Mahabet.
Malko demeura impassible. La note d’information sur le Koweit remise par le Middle East Desk de la C.I. A. mentionnait le Mahabet : la gestapo locale. Encourageant…
Le sheikh montra un peu plus ses dents en or et ajouta :
— Vous savez pourquoi vous êtes ici ?
— Absolument pas, assura Malko.
Les deux immenses Noirs demeuraient rigoureusement immobiles, leurs gros yeux marron fixés sur Malko. Prêts à le décapiter au premier claquement de doigts. Il se demanda tout à coup quels étaient les rapports du Mahabet et de la CIA. Un point que la note d’information laissait fâcheusement dans l’ombre. Et qu’il risquait d’éclaircir à ses dépens.
Le sheikh Abu Sharjah vida son verre d’un coup et d’un geste furieux le jeta sur le sol où il se brisa.
— À cause de vous, éructa-t-il, j’ai été obligé de quitter un réveillon très agréable.
— J’en suis désolé, assura Malko. D’autant que je n’en vois pas la raison. Je suis un businessman et…
Le Koweiti le coupa d’un geste furieux de sa main grassouillette.
— Vous mentez ! Vous êtes un agent de la CIA. Je vous expulse. Vous quitterez le Koweit demain matin. Il y a un avion pour Beyrouth à sept heures.
— J’ai un visa en règle, protesta Malko, délivré par votre consulat de Washington.
Les gros yeux proéminents injectés de sang semblèrent prêts à jaillir de leurs orbites.
— Vous avez votre passeport sur vous ? aboya le sheikh.
— Oui.
— Donnez.
Malko plongea dans la poche de son smoking et tendit le document. Le sheikh tituba jusqu’à lui, lui arracha le document, le feuilleta, trouva la page du visa, l’arracha d’un geste sec et en fit une boule qu’il jeta par terre. Puis il rendit le passeport à Malko.