Everard acquiesça. Comme presque tous les grands événements de l’histoire, la Conquista n’était ni une atrocité absolue ni une totale bénédiction. Cortés avait mis un terme aux horribles sacrifices humains des Aztèques, Pizarro avait introduit sur le continent sud-américain l’embryon du concept de dignité individuelle. L’un comme l’autre avaient eu des alliés indiens, qui avaient adhéré à leur cause pour d’excellentes raisons.
Enfin, le devoir d’un Patrouilleur n’était pas de donner des leçons de morale. Il devait préserver ce qui était, du début à la fin des temps, et aussi protéger et sauver ses camarades.
« Continuons à discuter, proposa-t-il. Nous trouverons bien des idées susceptibles de nous faire avancer. Mrs Tamberly, je vous assure que jamais nous n’abandonnerons votre époux à son sort. Peut-être est-il impossible de le sauver, mais ça ne nous empêchera pas de tout tenter pour y parvenir. »
Jenkins servit le thé.
30 octobre 1986
Surprenant, ce Mr Everard. Ses lettres et ses coups de fil de New York semblaient émaner d’un intellectuel du genre courtois. En le découvrant en chair et en os, j’ai l’impression d’avoir affaire à un boxeur au nez cassé. Quel âge peut-il bien avoir – quarante ans ? Difficile à dire. A le voir, il a pas mal bourlingué.
Mais peu importe son physique. (Je suis sûr que je le trouverais sexy si les circonstances s’y prêtaient. Ce qui n’arrivera pas. Et ça vaut mieux. Zut !) Il parle d’une voix posée, emploie des formules un peu surannées, à l’oral comme à l’écrit.
Franche poignée de mains. « Ravi de faire votre connaissance, Miss Tamberly, dit-il de sa voix de basse. C’est fort aimable à vous de vous être déplacée. » Rendez-vous a été pris dans le hall de son hôtel du centre-ville.
« Eh bien, ça concerne mon oncle unique et préféré, non ? » lui lancé-je.
Il acquiesce. « J’aimerais m’entretenir avec vous à son sujet. Euh… puis-je me permettre de vous offrir un verre ? Ou de vous inviter à dîner ? Je risque de vous retenir un bout de temps. »
Prudence. « Merci, mais commençons par discuter. Et puis, pour être franche, je suis trop tendue pour le moment. Si on se baladait un peu ?
— Pourquoi pas ? Il fait un temps splendide et ça fait des années que je n’ai pas mis les pieds à Palo Alto. On va faire un tour sur le campus ? »
Un temps splendide, oui, l’été indien déployant sa gloire avant l’arrivée de la pluie. Encore quelques jours de ce régime, et on va avoir droit au smog. Pour l’instant, le ciel est d’un azur uniforme et le soleil lance sur nous ses feux d’or. Je vais pouvoir admirer les eucalyptus vert pâle et argent, au parfum entêtant. En dépit des circonstances (mais qu’est-ce qui est arrivé à oncle Steve ?), je ne peux m’empêcher d’être excitée. Imaginez, un authentique détective privé !
Nous sortons et tournons à gauche. « Que voulez-vous exactement, Mr Everard ?
— Vous interroger, comme je vous l’ai expliqué. J’aimerais que vous me parliez du Dr Tamberly. Peut-être que vous me fournirez quelques indices. »
La fondation qui emploie oncle Steve a bien fait d’engager cet homme. Certes, tonton représente pour elle un certain investissement. C’est pour son compte qu’il effectue des recherches en Amérique du Sud. Il me tarde de lire le livre qu’il va en tirer. Son succès ne pourra que rejaillir sur ladite fondation. Sans parler des avantages fiscaux qu’elle en retirera. Non, pas question de me laisser aller à ce genre de cynisme. C’est bon pour les bizuths.
« Mais pourquoi moi ? Mon père est plus proche de lui. Il pourra sûrement vous en dire davantage.
— Peut-être. J’ai également l’intention de le voir, ainsi que son épouse. Mais, à ce que l’on m’a dit, vous êtes la nièce préférée de votre oncle. Je parierais qu’il vous a révélé certains détails sur lui – rien d’extraordinaire, rien qui ne vous ait frappée, sans doute, mais des petits détails susceptibles de m’éclairer sur sa personnalité, de m’orienter dans certaines directions. »
Je déglutis. Six mois sans donner de nouvelles, sans même envoyer une carte postale. « La fondation n’a aucune idée sur ce qui a pu lui arriver ?
— Vous m’avez déjà posé cette question, me rappelle Everard. Il a toujours souhaité travailler en indépendant. C’est à cette condition qu’il a accepté le financement. Nous savons qu’il comptait aller dans les Andes, mais c’est à peu près tout. Cette région est très vaste. Les autorités des pays concernés ne nous ont rien appris de concret. »
J’hésite à poursuivre, de peur de sombrer dans le mélodrame, mais… « Craignez-vous un acte de malveillance ?
— Nous n’avons aucune information dans ce sens, Miss Tamberly. Espérons que non. Peut-être qu’il a pris un risque de trop et que… Mais passons. Il m’importe avant tout de mieux le connaître. » Il sourit. Cela plisse son visage. « Pour ce faire, je dois commencer par faire la connaissance de ses proches.
— Il a toujours été… comment dirais-je réservé. Jaloux de son intimité.
— Mais il avait un faible pour vous. Puis-je vous poser quelques questions personnelles, pour commencer ?
— Allez-y. Je ne vous garantis pas que j’y répondrai.
— N’ayez crainte, ça n’ira pas très loin. Vous étudiez à Stanford et vous entamez votre année de maîtrise, c’est cela ? Dans quelle discipline ?
— La biologie.
— Un peu vague comme réponse, non ? »
Ce n’est pas un crétin. « Eh bien, je m’intéresse surtout aux transitions évolutionnistes. Sans doute m’orienterai-je vers la paléontologie.
— Prochaine étape : le doctorat. C’est ça ?
— Oh ! oui. Si on veut faire de la science, passer une thèse est indispensable.
— Vous ressemblez davantage à une athlète qu’à une polarde, si je puis me permettre.
— Je pratique le tennis, ainsi que la randonnée. J’adore la nature et la chasse aux fossiles me permet d’assouvir cette passion. » Sur une impulsion : « J’ai décroché un job formidable pour l’été prochain : guide touristique dans les îles Galapagos. Une plongée dans le Monde perdu. » Soudain, voilà que mes yeux se brouillent. « C’est oncle Steve qui me l’a dégoté. Il a des amis en Équateur.
— Ça a l’air passionnant. Vous parlez l’espagnol ?
— Presque couramment. On partait souvent en vacances au Mexique quand j’étais petite. J’y vais encore de temps à autre, et j’ai aussi visité l’Amérique du Sud…»
C’est un type vraiment sympa. « Aussi confortable qu’une vieille chaussure », comme dirait papa. On s’est assis sur un banc pour bavarder, on est allés boire une bière à la cafétéria et il a fini par m’inviter à dîner. Rien de trop huppé ni de trop romantique. Mais ça valait la peine de sécher quelques cours. Je lui ai raconté pas mal de choses.
Bizarrement, il ne m’a quasiment rien dit sur lui.
Je m’en rends compte alors qu’il me souhaite une bonne nuit après m’avoir raccompagnée à ma piaule. « Vous m’avez été fort utile, Miss Tamberly. Peut-être encore plus que vous ne le pensez. Je contacterai vos parents dès demain. Ensuite, sans doute repartirai-je pour New York. Tenez. » Il attrape son portefeuille, en sort une carte de visite. « Si un détail vous revient en mémoire, n’hésitez pas à m’appeler – en PCV. » Mortellement sérieux : « Contactez-moi sans délai s’il vous arrive quelque chose qui vous paraît étrange. J’insiste. Ce genre d’affaire peut rapidement devenir dangereux. »