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Wanda… elle devait passer l’été 1987 aux Galapagos, et Dieu sait que ces îles étaient paisibles… L’exposer ainsi au danger constituait une violation flagrante du règlement de la Patrouille ; sur ce plan-là, le kyradex avait délivré Tamberly de toute inhibition. Mais c’était une jeune fille intelligente et pleine de ressources, et de surcroît presque aussi forte qu’un homme. Elle ne manquerait pas de secourir son malheureux oncle. Et Castelar, outre qu’il serait distrait par sa beauté, ne se méfierait pas d’une femme. À eux deux, les Américains parviendraient bien à se créer une occasion…

Par la suite, le Patrouilleur se maudirait maintes et maintes fois. Mais ce ne fut pas lui qui rendit les armes devant l’impitoyable caballero ; c’était une épave affublée de son visage.

La carte et les coordonnées de l’archipel, encore inconnu du genre humain en l’an 1535 ; une vague description ; l’explication de la présence de la jeune femme (initialement stupéfait, Castelar se rappela les amazones des romans de chevalerie) ; un bref aperçu de son caractère ; sa tendance à randonner en solitaire, ce qui l’amenait à s’éloigner des amis qui l’accompagnaient d’ordinaire… Question après question, le caballero traqua quantité de précieuses informations avec une obstination de prédateur.

Le soir était tombé. Avec une rapidité toute tropicale, la nuit déployait déjà ses premières étoiles. Un jaguar poussa un cri.

« Ah ! fit Castelar d’un air réjoui. Vous avez bien répondu, Tanaquil. Ce n’était certes pas de bonne volonté, mais vous avez mérité un peu de répit.

— Puis-je aller boire, s’il vous plaît ? » Tamberly serait obligé de ramper jusqu’au fleuve.

« Bien sûr. Mais revenez ici afin que je vous retrouve par la suite. Sinon, vous risquez de périr dans cette jungle. »

Le désespoir fit à Tamberly l’effet d’une douche froide. Il se redressa sur son séant. « Hein ? Mais nous devions partir ensemble !

— Non, non. Je n’ai pas encore confiance en vous, mon ami. Je vais voir si je peux me débrouiller tout seul. Ensuite… qu’il en soit fait selon la volonté de Dieu. Au revoir, je reviendrai vous chercher. »

L’éclat du soleil accrocha son casque et son corselet. Le chevalier espagnol se dirigea vers le scooter temporel. Il l’enfourcha. Les touches lumineuses du panneau de contrôle obéirent à ses doigts. «  San Jago ! » lança-t-il. Il s’éleva de quelques mètres. Un petit bruit étouffé, et il avait disparu.

12 mai 2937 av. J.C.

Tamberly se réveilla à l’aube. La berge du fleuve lui faisait une couche humide. Les roseaux bruissaient sous le vent, les eaux ronronnaient et gazouillaient. Une odeur de vie emplissait ses narines.

Son corps tout entier était endolori. La faim lui tenaillait l’estomac. Mais il avait les idées claires, l’esprit lavé de l’influence pernicieuse du kyradex et reposé des tourments qu’il avait endurés. Il pouvait à nouveau réfléchir, agir en homme. Il se leva péniblement et inhala l’air frais avec volupté.

Le ciel était d’un bleu pâle uniforme, seulement rompu par un vol de corbeaux qui bientôt s’évanouit. Castelar n’était pas revenu. Peut-être fallait-il lui accorder un peu de temps. Il avait été choqué en se voyant lui-même depuis le ciel. Mais peut-être ne reviendrait-il jamais. Il avait pu mourir dans l’avenir, ou bien décider d’abandonner le faux moine à son sort.

Impossible de le savoir. Tout ce que je peux faire, c’est veiller à ce qu’il ne me retrouve pas. Tenter de rester libre.

Tamberly se mit en route. Il était encore faible, mais s’il mobilisait toute son énergie et suivait le cours du fleuve, il aboutirait forcément à l’océan. Il y avait de grandes chances pour que l’estuaire soit habité. Cela faisait longtemps que l’Amérique était peuplée par des hommes venus d’Asie. Des primitifs, certes, mais sûrement hospitaliers. Avec les techniques qu’il maîtrisait, il parviendrait aisément à devenir un membre important de leur société.

Ensuite… il avait déjà sa petite idée.

22 juillet 1435

Il me lâche. Je tombe de quelques centimètres, perds l’équilibre, me retrouve à terre. Je rebondis. Je m’éloigne à quatre pattes. Puis je m’arrête. Et je le regarde.

Il me sourit sur sa selle. Presque assourdie par le sang qui bat à mes tempes, je l’entends qui me dit : « N’ayez pas peur, señorita. Je vous prie de pardonner ma rudesse, mais je n’avais pas le choix. A présent que nous sommes seuls, nous allons pouvoir discuter. »

Seuls ! Je parcours les lieux du regard. Nous sommes près de l’océan, au bord d’une baie, et, à en juger par les contours de la côte, ce doit être la baie de l’Académie, près de la Station Darwin… mais où est passée celle-ci ? Et la route de Puerto Ayora ? Je ne vois que des spécimens de matazarno et de palo santo, des touffes d’herbe et de rares cactus. Le désert. Les restes d’un feu de camp… Seigneur Dieu ! Cette carapace, ces os rongés… Ce salopard a tué et dévoré une tortue des Galapagos !

« Ne tentez pas de fuir, reprend-il. Je vous aurai vite rattrapée. Votre vertu n’a rien à craindre, je puis vous l’assurer. Après tout, nous sommes seuls sur ces îles, comme Adam et Ève avant la Chute. »

J’ai la gorge si sèche que je peine à répondre. « Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Il descend de son engin. Se fend d’une gracieuse révérence. « Don Luis Udefonso Castelar y Moreno, de Barracota, en Castille, compagnon d’armes du capitaine Francisco Pizarro au Pérou, à votre service, ma dame. »

Ce type est cinglé, ou alors c’est moi, ou alors c’est le monde tout entier. Je me demande si je rêve, si j’ai reçu un coup sur la tête, si j’ai la fièvre, si je délire. On ne le dirait pas. Les plantes qui m’entourent sont familières. Normales. Le soleil a un peu monté dans le ciel, l’air s’est un peu rafraîchi, mais les odeurs qu’exhale la terre sont les mêmes que d’habitude. Une sauterelle stridule dans un coin. Un héron bleu passe dans le ciel. Et si tout cela était réel ?

« Asseyez-vous, dit-il. Vous êtes choquée. Voulez-vous boire un peu d’eau ? » Comme pour me rassurer : « Je suis obligé d’aller la chercher ailleurs. Ce lieu est bien trop désolé. Mais vous pouvez boire tout votre soûl. »

J’acquiesce et je suis son conseil. Il ramasse un objet posé par terre, s’approche de moi pour me le tendre, recule dès qu’il l’a lâché. Surtout, ne pas effaroucher la pauvre enfant. C’est un seau rose vif, un peu fendillé mais encore étanche, pas au point cependant d’être conservé. Il a dû le récupérer dans une décharge publique. Même pour les insulaires les plus misérables, le plastique est un produit bon marché.

Le plastique.

C’est la goutte d’eau. Je suis victime d’un canular. Pas drôle, le canular. Bon Dieu ! Mais je suis prise de fou rire ! Impossible de m’arrêter.

« Calmez-vous, señorita. Je vous l’ai dit, tant que vous resterez raisonnable, vous n’aurez rien à craindre. Je suis là pour vous protéger. »

Qu’est-ce que c’est que ce macho ? Je n’ai rien d’une féministe à poil dur, mais un discours pareil de la part d’un kidnappeur, ça me débecte. Je cesse peu à peu de rire. Je me lève. Je bande mes muscles. Ils tremblent un peu.

Mais, bizarrement, je n’ai plus peur. Je suis furieuse. Et plus consciente que jamais de tout ce qui m’entoure. Il se tient devant moi, aussi net que si un flash venait de l’illuminer. Taille moyenne ; plutôt maigre ; mais une poigne de fer, ainsi que j’ai pu le constater. Type hispanique, un Européen de pure souche, mais le cuir tanné par le soleil. Son costume ne sort pas d’un magasin de location. Fringues fanées, reprisées, crasseuses ; teinture végétale. Lui aussi, il est mal lavé. Mais le fumet qu’il dégage n’a rien de malsain – c’est celui d’un homme qui vit en plein air. Sa cuirasse et son casque à crête, qui se prolonge en protège-nuque, sont rayés et cabossés. S’agit-il d’un soldat ? Une épée pend à sa ceinture. Ainsi qu’un fourreau censé abriter un poignard. Vu qu’il est vide, il a dû se servir de son épée pour dépecer la tortue et se bricoler une brochette. Les branches tombées des arbres lui ont fourni du petit bois. J’aperçois les outils avec lesquels il a allumé son feu. Les tendons qui lui servent de cordes. Ça fait un bail qu’il est dans les parages.