Dans un murmure : « Où sommes-nous ?
— Sur l’une des îles de cet archipel. Vous la connaissez sous le nom de Santa Cruz. Et cinq siècles avant votre époque. Cet endroit ne sera découvert que dans cent ans. »
Respire lentement. Sois sage, ô mon cœur. J’ai lu mon content de science-fiction. Voyage dans le temps, d’accord. Mais… un conquistador espagnol ?
« De quand venez-vous ?
— Je vous l’ai dit. D’un siècle dans l’avenir. J’ai bataillé avec les frères Pizarro et nous avons renversé l’empereur païen du Pérou.
— Comment se fait-il que je vous comprenne ? » Minute, Wanda. Rappelle-toi ce que t’a dit oncle Steve. Si j’étais tombée sur un Anglais du XVIe siècle, jamais on n’aurait pu se parler. L’orthographe n’a pas (n’aura pas) totalement changé, mais la prononciation, c’est une autre paire de manches. L’espagnol est une langue beaucoup plus stable.
Oncle Steve !
Reste calme. Garde une voix posée. Je n’y arrive pas. Au moins, regarde cet homme dans les yeux. « Vous avez parlé de mon parent avant de… de mettre la main sur moi. »
Il prend un air exaspéré. « Je n’ai fait que ce qui était nécessaire. Oui, si vous êtes bien Wanda Tamberly, je connais le frère de votre père. » Il me jette un regard de chat devant un trou de souris. « Le nom qu’il se donnait parmi nous est Estebéan Tanaquil. »
Oncle Steve, un voyageur temporel ? Ce coup-ci, je manque succomber au vertige qui me saisit.
Mais je réussis à reprendre mes esprits. Don Luis Et Caetera voit bien que je suis surprise. Mais peut-être qu’il s’en doutait.
Mon petit doigt me dit que c’est ce qu’il cherche, qu’il ne veut pas me donner le temps de réfléchir. « Je vous ai dit qu’il était en danger, reprend-il. Et c’est la vérité. Il est mon otage, et je l’ai abandonné en un lieu où la faim ne tardera pas à l’emporter, à moins que les bêtes sauvages ne le trouvent auparavant. C’est à vous de rassembler sa rançon. »
22 mai 1987
En un clin d’œil, on y est. C’est comme un coup au plexus solaire. Je manque m’effondrer. Je m’agrippe à sa ceinture. Enfouis mon visage dans sa cape rêche.
Du calme, ma fille. Il t’a prévenue que la transition serait rude. Lui-même est pas mal secoué. Je l’entends qui marmonne : « Ave Maria gratiœplena…» Comme il fait froid dans les hauteurs ! Pas de lune, mais une foule d’étoiles. Et les feux d’un avion qui clignotent…
La péninsule est gigantesque, une galaxie se déployant huit ou neuf cents mètres en contrebas. Et toutes ces lumières – blanches, jaunes, rouges, vertes, bleues – les voitures qui se pressent de San José à San Francisco. A gauche, la masse noire des collines. À droite, des ténèbres chatoyantes, la baie hachurée par les ponts. Sur l’autre rive, des semis d’étoiles – les villes entrevues. Vendredi, dix heures du soir.
Combien de fois ai-je déjà savouré ce spectacle ? Bien à l’abri dans un avion. À califourchon sur une bécane spatio-temporelle, en compagnie d’un homme né cinq siècles avant moi, c’est une autre paire de manches.
Il se reprend. Son courage léonin… sauf qu’un lion ne foncerait pas tête baissée dans l’inconnu, comme lui et ses semblables l’ont fait après que Colomb leur eut offert tout un monde à piller. « Serait-ce le royaume de Morgana la Hada ? souffle-t-il.
— Non, c’est le pays d’où je viens, et ces lueurs sont des lampes, dans les rues, dans les maisons et dans… dans les chariots. Ces chariots se déplacent tout seuls, sans qu’on doive y atteler des chevaux. Là-haut vogue un navire volant. Mais il ne peut sauter d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre, contrairement à cet engin. »
Une super-héroïne ne perdrait pas de temps à lui expliquer tout ça. Elle lui servirait un quelconque bobard, profiterait de son ignorance pour lui tendre un quelconque piège. Oui, mais lequel ? Je ne suis qu’une fille ordinaire, le super-héros, c’est lui. Le fruit de la sélection naturelle qui prévaut dans sa culture. Quand on n’est pas assez dur, on ne vit pas assez longtemps pour procréer. Et si un paysan peut se permettre d’être stupide – c’est même dans son intérêt –, on ne peut pas en dire autant d’un militaire qui n’a pas de Pentagone pour lui dicter sa conduite. Et puis, cet interminable interrogatoire sur l’île de Santa Cruz (imaginez un peu : c’est moi, Wanda Tamberly, qui suis la première femme à y avoir posé le pied !) m’a complètement lessivée. S’il n’a jamais levé la main sur moi, il ne m’a pas ménagée pour autant. J’ai fini par renoncer à toute résistance. Par me persuader que la collaboration était ma seule option. Si je ne filais pas doux, il risquait de commettre une erreur qui signerait notre arrêt de mort, sans parler de celui d’oncle Steve.
« J’ai souvent songé que les saints demeuraient au sein d’une semblable gloire », murmure Luis. Les seules villes qu’il connaît sont plongées dans les ténèbres à la nuit tombée. Impossible d’y circuler sans lanterne. Parfois, mais pas toujours, on y dispose des pierres surélevées au centre de la chaussée, afin que les piétons ne marchent pas dans les immondices.
Il revient à des considérations tactiques. « Pouvons-nous descendre sans être vus ?
— Oui, à condition d’être prudents. N’allez pas trop vite, je vais vous guider. » Je reconnais le campus de Stanford, une vaste parcelle enténébrée. Je me penche vers lui, m’accrochant à sa cape de la main gauche. Ces selles sont bien conçues : mes genoux me calent en position. Si jamais je tombe, ce sera de haut. Je lève le bras droit. Pointe l’index. « Par ici. »
L’engin pique du nez. Nous descendons. Son fumet emplit à nouveau mes narines. Comme je l’ai remarqué, il est puissant sans être aigre – ouais, le parfum du macho.
Je ne peux m’empêcher de l’admirer. Un héros, selon ses propres critères. Du diable si je ne lui souhaite pas de réussir dans sa folle entreprise.
Holà, on se calme ! Reprends-toi, ma fille. Tu te conduis comme ces victimes de kidnapping qui s’identifient avec leurs ravisseurs. Le syndrome Patty Hearst.
N’empêche que don Luis a accompli un véritable exploit, bon sang ! Il est aussi brillant qu’audacieux. Imaginez un peu. Je m’efforce d’évaluer son plan en fonction de ce qu’il m’en a révélé et de ce que j’ai pu déduire par moi-même.
Pas facile. Lui-même pilote au jugé la plupart du temps. En se raccrochant à la Sainte Trinité et aux saints les plus guerriers. Soit il réussira, auquel cas il leur dédiera son triomphe, surpassant dans sa gloire l’Empereur en personne ; soit il échouera, ce qui lui vaudra de monter tout droit au paradis, absous de tous ses péchés car il aura œuvré au nom de la chrétienté. Ou plutôt du catholicisme.
Le voyage dans le temps, c’est du sérieux. Il existe même une sorte de guarda del tiempo et oncle Steve en fait partie. (Oh ! oncle Steve, tu m’as caché ça alors même qu’on se retrouvait pour rire, pour bavarder, pour pique-niquer en famille, pour regarder la télé, pour jouer aux échecs…) Et il existe aussi des brigands qui écument les siècles, et ça, c’est plus terrifiant que tout le reste. Luis a échappé à leurs griffes, s’emparant de cet engin, puis de mon humble personne, afin d’accomplir son extraordinaire projet.