Il est parvenu jusqu’à moi en pressant oncle Steve comme un citron. Je n’ai pas vraiment envie d’imaginer les détails, même s’il m’affirme qu’il l’a plus ou moins laissé indemne. Ensuite, il a filé dans les Galapagos pour y établir un camp de base avant l’époque de leur découverte. Puis il a effectué plusieurs missions de reconnaissance au XXe siècle, en 1987 plus précisément. Il savait que je serais dans les parages et j’étais la seule personne qu’il espérait pouvoir… utiliser.
Son camp de base se trouve dans l’arboretum derrière la Station Darwin. Il pouvait y laisser son engin pendant quelques heures, notamment en début de matinée, en fin d’après-midi et à la nuit tombée. Il se défaisait de son armure et allait faire un tour en ville. Ses fringues étaient plutôt spéciales, mais il veillait à n’aborder que des indigènes des classes inférieures, qui ont l’habitude des touristes excentriques. Il les faisait parler à coups de menaces, de promesses et de pourboires. Ça ne m’étonnerait pas qu’il ait piqué du fric à droite et à gauche. Qui veut la fin veut les moyens. A force de poser des questions, il a fini par savoir ce qu’il voulait sur l’époque – et sur moi. Quand il a appris que j’allais bientôt partir et que j’avais décidé de faire une petite rando, il lui a suffi de planer dans les airs, de m’observer sur son écran puis de me sauter dessus à la première occasion. Et voilà.
Enfin, disons que c’est ce qu’il fera en septembre prochain. Aujourd’hui, nous sommes le vendredi précédant le Mémorial Day[4]. Il voulait que je l’emmène dans ma piaule à un moment où personne ne risquait de nous déranger. Notamment moi-même. (Quel effet ça fait de se rencontrer en chair en os ?) Je me trouve présentement à San Francisco, en compagnie de papa, de maman et de Suzy. Demain, on va faire un tour à Yosemite. Retour lundi matin, pas avant.
On va se retrouver tous les deux chez moi. Les trois autres apparts sont vides, leurs occupants partis pour le week-end.
Enfin, j’espère qu’il continuera à « respecter ma vertu ». Il n’a pas hésité à me faire remarquer que je m’habillais comme un homme « o unaputa ». Sympa – enfin, j’ai eu la présence d’esprit de paraître outrée et de lui dire que cette tenue était fort respectable à mon époque. Il s’est excusé – plus ou moins. A reconnu que j’étais une femme blanche, quoique hérétique. Les sentiments d’une Indienne comptent pour du beurre, je suppose.
Que va-t-il faire ensuite ? Qu’est-ce qu’il attend de moi ? Je n’en sais rien. Sans doute ne le sait-il pas lui-même, du moins pas encore. Si j’avais pu saisir la chance qu’il a saisie, comment déciderais-je de l’exploiter ? Le pouvoir dont il dispose est quasiment divin. Difficile de garder la tête froide quand on a ce panneau de contrôle sous les yeux. « Tournez à droite. Ralentissez. »
On vient de survoler University Avenue, puis Middlefield, et voilà la Plaza ; ma rue est de ce côté. Oui, c’est ça. « Halte. » On s’arrête. Je lève la tête pour mieux voir le bâtiment – trois mètres en contrebas, vingt mètres droit devant. Les stores sont baissés.
« Mon logis se trouve au dernier étage.
— Y a-t-il assez de place pour la cavale ? »
Aïe. « Euh… oui, dans la plus grande pièce. Quelques pieds…» Combien, bon sang ? « Trois pieds derrière ces fenêtres, dans le coin opposé. » J’espère que les pieds espagnols de son époque sont égaux aux pieds anglais de la mienne.
C’est pas gagné. Il se penche, plisse les yeux, pianote sur les touches. Mon cœur s’accélère. La sueur perle sur ma peau. Il a l’intention de faire un saut quantique à travers l’espace (à travers ou autour ?) pour réapparaître dans mon salon. Et si on atterrit dans une table ou dans un mur ?
Il a dû faire quelques expériences dans son refuge des Galapagos. Imaginez le courage que ça lui a demandé ! Il tente de me faire part de ses découvertes. Pour autant que je puisse le suivre, et traduire ses propos dans la terminologie du XXe siècle, nous allons passer directement d’un jeu de coordonnées spatiotemporelles à un autre. Peut-être en empruntant un « trou de ver » – je me souviens vaguement d’avoir lu des articles sur le sujet, dans le Scientific American, Science News ou Analog –, ce qui nous donnerait un instant une dimension égale à zéro ; puis nous entrerions en expansion une fois atteinte notre destination, déplaçant ainsi la matière qui y est présente. Des molécules d’air, selon toute évidence. S’il se trouve en plus un petit objet solide, il est automatiquement poussé de côté, ainsi que l’a découvert Luis. Si l’objet est trop gros, le cycle temporel apparaît à une légère distance du point prévu. Sans doute l’obstacle et lui s’écartent-ils l’un de l’autre. Action et réaction. Pas vrai, sir Isaac ?
Sans doute y a-t-il des limites à ce principe. Supposons qu’il se plante dans ses calculs et qu’on atterrisse dans le mur. On se retrouverait les chairs déchiquetées, fourrées de plâtre et criblées de clous, avant de faire une chute de douze mètres pour atterrir sur le béton.
« Que saint Jacques soit avec nous. » Je le sens qui actionne les commandes. C’est parti !
Et on arrive chez moi, flottant quelques centimètres au-dessus de la moquette. Il nous pose en douceur.
Le réverbère dispense une chiche lumière dans le salon. Je mets pied à terre. J’ai les jambes qui flageolent. Je fais un pas et… Stop ! Il m’agrippe par le bras. « Halte, ordonne-t-il.
— Je veux seulement faire un peu de lumière.
— Je vais m’en assurer, ma dame. » Il me suit. Pousse un hoquet après que j’ai actionné l’interrupteur. Ses doigts me broient les chairs. « Aïe ! » Il me lâche et parcourt ma piaule du regard.
Il a forcément vu des ampoules électriques sur Santa Cruz. Mais Puerto Ayora est un village pauvre et ça m’étonnerait qu’il ait jeté un coup d’œil à l’intérieur de la Station. Je m’efforce de voir la situation avec ses yeux. Pas facile. Pour moi, tous ces accessoires relèvent du quotidien. Quelle idée peut-il donc s’en faire ?
L’engin occupe la quasi-totalité de l’espace disponible. À peine s’il reste de la place pour le bureau, le canapé, la télé et les bibliothèques. Il m’a renversé deux chaises. Par la porte ouverte, on aperçoit le petit couloir. La salle de bains et le placard à balais à gauche, la chambre et la penderie à droite, la cuisine au fond – toutes ces portes sont fermées. Mon petit clapier à moi. Sauf que personne ne vivait dans un tel confort au XVIe siècle, hormis peut-être les princes marchands.
Devinez ce qui l’étonne le plus ? « Comment se fait-il que vous ayez autant de livres ? Vous ne pouvez être une lettrée. »
Hein ? J’ai à peine une centaine de bouquins ici, en comptant les manuels universitaires. Et Gutenberg est antérieur à Christophe Colomb, non ?
« Comme ils sont mal reliés ! » Cette constatation semble lui remonter le moral. Je présume qu’à son époque, les livres étaient rares et onéreux. Et toujours reliés plein cuir.
Il secoue la tête en examinant des magazines ; leurs couvertures doivent lui paraître criardes. Impérieux : « Montrez-moi votre logis. »
Je m’exécute, m’efforçant de lui détailler les éléments de confort. A Puerto Ayora, il n’a pu (ne pourra) manquer de voir des robinets et des cabinets de toilette. « Si seulement je pouvais prendre un bain », soupiré-je. Une bonne douche, des vêtements propres, et je serais prête à renoncer à ton paradis, don Luis.