« Si vous le souhaitez, déclare-t-il. Mais ce sera en ma présence, comme tout ce que vous voudrez faire.
— Hein ? Même si je dois me… me retirer ? »
Son embarras n’entame en rien sa résolution. « Croyez bien que je le regrette, ma dame, et que je veillerai à détourner les yeux une fois assuré que vous ne mijotez pas un tour pendable. Car vous m’apparaissez comme une âme vaillante, et je suis sûr que vous avez à votre disposition des armes dont j’ignore tout. »
Ah ! Si seulement j’avais planqué un Colt sous mes dessous chics. Et justement, j’ai toutes les peines du monde à le convaincre que mon aspirateur n’est pas une arme à feu. Il m’oblige à le brancher pour lui faire une démonstration. Son sourire le rend presque humain. « Une domestique serait préférable – elle ne hurlerait pas comme un loup à la lune. »
On laisse tomber le ménage pour continuer le tour du propriétaire. Une fois dans la cuisine, il est fasciné par ma gazinière. « Il me faut un sandwich – à manger – et une bonne bière, lui dis-je. Et vous ? Vous devez être écœuré de l’eau tiède et de la viande de tortue.
— Vous proposez-vous de m’offrir l’hospitalité ? » Il n’en revient pas.
« Si vous voulez le formuler comme ça…» Il réfléchit. « Non. Je vous remercie, mais je ne saurais en bonne conscience partager votre sel. »
Bizarre à quel point il peut être touchant. « La vieille école, hein ? Pourtant, sauf erreur de ma part, les Borgia sévissaient déjà à votre époque. Bon, disons que nous sommes des ennemis mais que nous avons conclu une trêve. »
Il s’incline, ôte son casque et le pose sur le comptoir. « Ma dame est fort gracieuse. »
Un en-cas va me faire un bien fou. Et peut-être endormir sa méfiance. Je suis très séduisante quand j’en ai envie. Il faut que j’en apprenne davantage. Que je reste sur mes gardes. Et abstraction faite de mon angoisse… toute cette histoire est fascinante, bon sang !
Il m’observe tandis que je prépare le café. Il me suit des yeux lorsque j’ouvre le frigo, sursaute quand je décapsule deux canettes. Je bois une gorgée de la première et la lui tends. « Ce n’est pas du poison, vous voyez. Asseyez-vous. » Il se met à table. Je m’affaire avec le pain, le fromage et le reste.
« Étrange boisson », commente-t-il. On connaissait sûrement la bière à son époque, mais la saveur devait être différente.
« J’ai du vin, si vous préférez.
— Non, je dois garder les idées claires. »
Cette bibine californienne ne griserait même pas un chaton. Dommage.
« Parlez-moi de vous, dame Wanda.
— Si vous en faites autant, don Luis. »
Je fais le service. Et on taille une bavette. Quelle vie extraordinaire que la sienne ! La mienne lui paraît tout aussi remarquable. Je suis une femme, après tout. Si j’étais née dans son milieu, je me serais consacrée à la procréation, au ménage et à la prière. À moins de m’appeler Isabelle la Catholique… N’en fais pas trop, ma fille. Encourage-le à te sous-estimer.
Il faut de la technique pour cela. Je n’ai pas l’habitude de battre des cils et de flatter les mecs pour qu’ils me racontent leurs exploits. Mais j’y arrive si nécessaire. Ça permet d’éviter le pugilat quand je me retrouve avec un indécrottable macho sur les bras. Il n’y a jamais de match retour. Je préfère les hommes qui se considèrent comme mes égaux.
Luis n’a rien d’une brute. Fidèle à sa promesse, il se montre extrêmement poli. Ferme, mais poli. C’est un tueur, un raciste, un fanatique ; un produit de sa culture, intrépide et prêt à mourir pour son roi ou ses camarades ; avec des rêves de chevalerie et un amour sincère pour sa mère, une Espagnole pauvre mais fière. Un peu raide, mais follement romantique.
Je jette un coup d’œil à ma montre. Il est près de minuit pour moi. Bon sang, on a passé tout ce temps à bavasser ?
« Qu’avez-vous l’intention de faire, don Luis ?
— Me procurer des armes dans votre pays. »
Voix posée. Sourire aux lèvres. Ma réaction ne lui échappe pas. « Êtes-vous surprise, ma dame ? Pour quelle autre raison serais-je venu ici ? Je ne souhaite pas m’attarder dans cet endroit. Vu du ciel, il ressemble peut-être au paradis, mais une fois sur terre, ces milliers de chariots grondant sur les routes doivent le faire ressembler à l’enfer. Les gens, le langage, les coutumes me sont étrangers. Et je n’y trouverais qu’hérésie et impudence. Veuillez me pardonner. Je ne doute pas que vous soyez une femme chaste, en dépit de votre tenue. Mais n’êtes-vous pas une infidèle ? Il est évident que vous bafouez les préceptes divins pour ce qui est de la place des femmes dans la société. » Il secoue la tête. « Non, je vais regagner l’époque et la contrée qui sont les miennes. Et je serai bien armé. »
Consternée : « Mais comment ? »
Il tire sur sa barbe. « J’ai réfléchi à la question. Un chariot comme ceux que vous m’avez décrits ne me serait d’aucune utilité, en l’absence de chaussées carrossées et de fluide pour l’alimenter. En outre, ce serait une bien piètre monture comparée à mon vaillant Florio – ou à la cavale dont je me suis emparé. Toutefois, on doit trouver ici des armes à feu qui sont à nos mousquets et à nos canons ce que ces derniers sont aux flèches et aux lances des Indios. Des armes de poing, oui, cela serait préférable.
— Mais… mais je n’ai pas d’armes ici. Et je ne peux pas vous en procurer.
— Vous savez à quoi elles ressemblent et où elles sont entreposées. Dans des arsenaux, par exemple. J’aurai beaucoup de questions à vous poser ces prochains jours. N’oubliez pas que j’ai le pouvoir de franchir portes et verrous, et de prendre ce que je veux dans les chambres closes. »
Exact. Et il a toutes les chances de réussir. Car je serai à ses côtés, pour le guider et le conseiller. Le seul moyen de l’empêcher de nuire, c’est de me conduire en héroïne et de le forcer à me tuer. Sauf qu’il n’aurait plus qu’à recommencer ailleurs et qu’oncle Steve se retrouverait perdu Dieu sait où/quand.
« Que… que ferez-vous de… de ces armes ? »
Solennel : « Mon but ultime est de rassembler les armées de l’Empereur afin de les conduire à la victoire. Nous repousserons les Turcs. Nous mettrons un terme à la sédition luthérienne qui ravage le Nord. Nous soumettrons les Anglais et les Français. Et nous livrerons la Dernière Croisade. » Il reprend son souffle. « Mais d’abord, je dois achever la conquête du Nouveau Monde et y imposer ma puissance. Non que je sois particulièrement assoiffé de gloire. Mais telle est la mission que le Seigneur m’a confiée. »
Le simple fait d’imaginer certaines des conséquences de ces projets me donne le vertige. « Mais tout ce qui nous entoure n’aura jamais existé ! Moi-même, je ne serai jamais née ! »
Il se signe. « Il en sera fait selon la volonté de Dieu. Mais si vous me servez fidèlement, je vous garderai auprès de moi et veillerai à votre salut. »
C’est cela, oui. Et je me retrouverai dans la peau d’une Espagnole du XVIe siècle. Si tant est que j’existe encore. Car mes parents, eux, seraient anéantis, non ? Je n’en ai aucune idée. La seule chose qui soit sûre à mes yeux, c’est que Luis joue avec des forces qui le dépassent, qui nous dépassent, des forces que seuls maîtrise cette Garde du temps – il est comme un enfant sculptant un bonhomme de neige alors que menace une avalanche…
La Garde du temps ! Everard, le détective que j’ai vu l’année dernière ! Pourquoi m’a-t-il interrogée sur l’oncle Steve ? Parce que celui-ci ne travaillait pas pour une quelconque fondation scientifique. C’est un Gardien du temps !