Tonalité OK. Le numéro ? J’ai intérêt à me le rappeler. Je commence à le composer – gémissement de Luis. Il se redresse à quatre pattes. Je continue.
Ça sonne.
Ça continue de sonner. Luis s’agrippe à une étagère, parvient tant bien que mal à se relever.
Une voix familière : « Bonjour. Vous êtes bien chez Manse Everard. »
Ô mon Dieu, non !
Luis secoue la tête, essuie le sang sur ses yeux. Il continue de goutter, rouge, étincelant, impossible.
« Je ne peux pas vous répondre pour le moment. Laissez-moi un message et je vous rappellerai dès que possible. »
Luis a les jambes flageolantes, les bras ballants, mais les yeux d’une lucidité terrifiante. « Ah, marmonne-t-il. Traîtresse.
— Veuillez parler après le bip sonore. Merci. »
Il se baisse, ramasse son épée, s’avance. Un peu hésitant, mais inexorable.
Je hurle : « Wanda Tamberly ! Palo Alto ! Voyage dans le temps ! » La date, quel jour sommes-nous, bon sang ? « Vendredi soir, week-end du Mémorial Day. Au secours ! »
La pointe de l’épée se pose sur ma gorge. « Lâchez cet objet », gronde-t-il. J’obéis. Il me tient plaquée contre le bureau. « Je devrais vous tuer. Peut-être vais-je le faire. »
Et s’il décidait de ne plus se soucier de ma vertu et de…
Enfin, j’ai au moins laissé un indice à Everard. Pas vrai ?
Un souffle d’air. Un second cycle au-dessus du premier, avec deux passagers courbés sur leurs selles pour ne pas toucher le plafond.
Luis pousse un cri. Recule jusqu’à son cycle et l’enfourche. L’épée à la main. De l’autre, il pianote sur le panneau de contrôle. Everard est armé, mais quelque chose l’empêche de tirer. Et un nouveau souffle d’air. Luis n’est plus là.
Everard se pose.
Autour de moi, la pièce tournoie, s’assombrit. C’est la première fois de ma vie que je m’évanouis. Si seulement je pouvais m’asseoir une minute.
23 mai 1987
Elle sortit de sa chambre vêtue d’un pyjama et d’une robe de chambre. La coupe de celle-ci mettait en valeur ses formes, et le tissu bleu la couleur de ses yeux. Le soleil qui brillait à l’ouest parait ses cheveux de vieil or.
Elle tiqua. « Oh ! Bonsoir, murmura-t-elle. J’ai dormi longtemps ? »
Everard se leva du sofa, y posant le livre qu’il feuilletait. « Environ quatorze heures, je crois. Vous en aviez besoin. Ravi de vous revoir. »
Elle parcourut le salon du regard. Pas de cycle temporel, pas de traces de sang. « Quand mon équipière a eu fini de prendre soin de vous, nous sommes allés chercher des produits ménagers afin de nettoyer les lieux, expliqua Everard. Ensuite, elle est repartie. Inutile d’encombrer votre appartement. Il fallait cependant le laisser sous surveillance, simple précaution de notre part. Faites donc un petit tour pour vous assurer que tout est en ordre. On ne voudrait pas que votre moi antérieur se rende compte de quelque chose. Vous n’avez d’ailleurs rien remarqué, non ? »
Soupir de Wanda. « Non, strictement rien.
— Nous devons prévenir les paradoxes de ce genre. La situation est assez compliquée comme ça. » Compliquée et dangereuse, ajouta-t-il mentalement. Mortellement dangereuse. Il faut que je lui remonte le moral. « Hé ! je parie que vous êtes affamée. »
Il se sentit rasséréné en l’entendant rire. « Je serais prête à dévorer un cheval-frites, avec une tarte aux pommes pour dessert.
— Eh bien, je me suis permis de faire quelques provisions et, moi aussi, j’aimerais bien manger un morceau, si ça ne vous dérange pas.
— Me déranger ? Jamais de la vie ! »
Une fois dans la cuisine, il lui conseilla de s’asseoir dans un coin pendant qu’il préparait le dîner. « Je sais faire cuire un steak et assaisonner une salade. Vous avez été salement secouée. La plupart des gens seraient encore dans les vapes.
— Merci. » Elle s’assit. Une minute durant, on n’entendit aucun bruit excepté celui des ustensiles qu’il maniait avec dextérité. Puis, le visage grave, elle lui demanda : « Vous faites partie de la Garde du temps, n’est-ce pas ?
— Hein ? fit-il en se retournant. Oui. Quoique le terme exact soit « Patrouille ». » Une pause. « Le commun des mortels est censé ignorer l’existence du voyage temporel. Nous ne pouvons en parler qu’avec des personnes autorisées, et ce uniquement si les circonstances l’exigent. Ce qui est le cas de toute évidence, vu que vous êtes déjà au parfum. Et je dispose de l’autorité nécessaire pour en décider. Je ne vous cacherai rien, Miss Tamberly.
— Génial. Comment avez-vous fait pour arriver aussi vite ? Quand je suis tombée sur votre répondeur, j’ai cru que tout était fichu.
— Vous n’avez pas réfléchi à tout ce qu’implique le concept. Après avoir écouté votre message, j’ai aussitôt mis sur pied une expédition. On est arrivés au moment voulu, on a jeté un coup d’œil par la fenêtre, on a vu cet homme qui vous menaçait et on a fait un petit saut dans votre salon. Malheureusement, je ne disposais pas d’un bon angle de tir, et l’homme en question a mis les voiles.
— Pourquoi n’avez-vous pas sauté un peu plus tôt ?
— Vous épargnant ainsi des heures éprouvantes ? Désolé. Quand j’en aurai le loisir, je vous exposerai les risques qu’on encourt en voulant changer le passé. »
Elle plissa le front. « Je crois que j’en ai déjà une petite idée.
— Hum, ça ne m’étonne guère. Écoutez, on peut attendre que vous soyez d’attaque pour discuter de tout ça. Prenez deux jours de repos et remettez-vous de vos émotions. »
Elle releva la tête avec fierté. « Merci, mais ce n’est pas la peine. Je suis indemne, morte de faim et dévorée par la curiosité. Et par l’inquiétude. Mon oncle… Non, sincèrement, je préférerais ne pas attendre.
— Ouaouh ! vous êtes une dure, à ce que je vois. Okay. Commencez par me raconter ce qui vous est arrivé. Ne vous pressez pas. Je n’hésiterai pas à vous interrompre pour vous poser des questions. La Patrouille doit tout savoir. C’est plus important que vous ne le pensez.
— Et le monde qui ne se doute de rien…» Elle frissonna, déglutit, agrippa le rebord de la table et se lança. Ils avaient dévoré la moitié du dîner lorsqu’il se déclara satisfait de son témoignage.
« Oui, la situation est grave, dit-il d’un air sombre. Et elle serait catastrophique si vous n’aviez pas fait preuve d’autant de courage et d’initiative, Miss Tamberly. »
Elle rougit. « Wanda, s’il vous plaît. »
Il eut un sourire un peu forcé. « D’accord, moi c’est Manse. Je vous avertis : j’ai passé mon enfance dans le Middle-West des années 20 et 30. Et je n’ai jamais pu me défaire des bonnes manières qu’on m’a inculquées. Mais si vous préférez qu’on s’appelle par nos prénoms, ça ne me dérange pas. »
Elle le fixa un long moment. « Oui, vous ne pouviez faire autrement que de rester un garçon bien poli, hein ? Quand on ne cesse de bourlinguer dans l’histoire, on passe à côté des changements sociaux dans son pays d’origine. »
Intelligente, la gamine, songea-t-il. Et plutôt belle, dans le genre athlétique.
Elle laissa soudain paraître son angoisse. « Et mon oncle ? »
Grimace d’Everard. « Je suis navré. L’Espagnol s’est contenté de vous dire qu’il avait abandonné Stephen Tamberly sur le même continent mais dans un passé lointain. Aucune position, aucune date.