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Surgie de nulle part, une bourrasque de vent. Un bruit sourd. Une ombre se pose sur moi. Je lève la tête.

Impossible !

Une moto surdimensionnée, sauf qu’aucun détail ne colle, qu’elle n’a pas de roues et qu’elle flotte à trois mètres de haut dans un silence total. Sur la première des deux selles, un homme agrippé aux poignées. Je le découvre avec une netteté confondante. Chaque seconde qui passe semble durer une éternité. La dernière fois que je me suis sentie aussi terrifiée, j’avais dix-sept ans, je roulais sous une pluie battante le long de la côte près de Big Sur, et j’ai senti la voiture glisser.

Je me suis sortie de ce coup-là. Celui-ci s’annonce plus corsé.

Un mètre soixante-quinze, visage osseux, large d’épaules, teint basané, joues grêlées par la petite vérole, nez busqué, longs cheveux noirs, moustache et barbe noires, taillées en pointe et un peu défraîchies. Une tenue tout à fait anormale pour un motard : bottes avachies, bas bruns et hauts-de-chausse, chemise à manches longues jaune safran et pas mal crasseuse… plastron d’acier, casque, cape rouge, épée à la ceinture…

Une voix, semblant issue des tréfonds du cosmos : « Êtes-vous la señora Wanda Tamberly ? »

En l’entendant, je reprends aussitôt mes esprits. Quoi qu’il m’arrive, je peux résister. L’hystérie n’est pas une obligation. Suis-je en proie à un cauchemar, à un rêve de fièvre ? Je ne le crois pas. Le soleil est trop chaud, sur mes mains comme sur les rochers, la mer trop éblouissante, et, si je le voulais, je pourrais compter toutes les épines de ce cactus. Est-ce que je suis mêlée à un canular, au tournage d’un film, à une expérience psychologique ? Ce serait encore plus invraisemblable que cette apparition. L’inconnu parle un castillan châtié, mais avec un accent que je n’ai jamais entendu avant ce jour.

Je réussis à articuler : « Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? »

Il retrousse les lèvres. Ses dents sont horriblement gâtées. Mi-farouche, mi-désespéré, il répond : « Vite ! Je dois trouver Wanda Tamberly. Son oncle Estebéan est en danger.

— C’est moi », bafouillé-je.

Il éclate de rire. Son véhicule fond sur moi. Vite, fuir !

Il arrive à mon niveau, se penche, me passe le bras droit autour de la taille. Ses muscles sont durs comme du titane. Il me cueille comme une fleur. Mes cours d’autodéfense. Je tente une fourchette dans les yeux. Il est trop rapide. Il pare le coup sans problème. Puis il manipule un panneau de contrôle. Et, soudain, nous sommes ailleurs.

3 juin 1533 (calendrier julien)

Ce jour-là, les Péruviens apportèrent à Caxamalca une nouvelle portion du trésor censé acheter la liberté de leur roi. Luis Ildefonso Castelar y Moreno les vit arriver de loin. Il avait emmené ses cavaliers effectuer quelques manœuvres. Ils rentraient maintenant au bercail, car le soleil descendait vers les montagnes à l’ouest. Parmi les ombres qui s’allongeaient dans la vallée, le fleuve sinuait comme un ruban étincelant et la vapeur montant des sources chaudes alimentant les bains royaux se teintait d’une nuance dorée. Lamas et portefaix avançaient à la queue leu leu, épuisés par la longue route et le poids de leur fardeau. Les indigènes cessaient de travailler dans les champs pour les regarder passer, puis se hâtaient de reprendre leur tâche. L’obéissance était innée chez eux, et ce quel que soit leur seigneur et maître.

« Prenez le commandement », dit Castelar à son lieutenant, et il talonna sa monture. Une fois à l’entrée du village, il tira les rênes et attendit la caravane.

Un mouvement sur sa gauche attira son attention. Un homme émergeait entre deux des bâtiments d’argile, aux murs blanchis et aux toits de chaume. Un homme de haute taille ; sans doute rendait-il au moins trois pouces au caballero. Ses cheveux tonsurés étaient du même marron que sa robe de franciscain, mais ni l’âge ni la petite vérole n’avaient abîmé son visage au teint pâle, et pas une de ses dents ne manquait à l’appel. Même après toutes ces semaines d’aventures, Castelar reconnut aussitôt frère Estebéan Tanaquil. Celui-ci l’identifia également.

« Bonjour, mon révérend, dit-il.

— Que Dieu soit avec vous », répondit le moine. Il s’arrêta près du caballero. La caravane parvint au niveau des deux hommes et passa devant eux. On entendit des cris de jubilation monter du village.

« Ah ! fît Castelar d’un air satisfait. C’est splendide, non ? »

Comme il n’obtenait aucune réponse, il baissa les yeux. Le moine arborait un air chagrin. « Qu’est-ce qui vous trouble ? » demanda Castelar.

Tanaquil soupira. « Je ne puis m’en empêcher. Regardez comme ces hommes sont harassés. Pensez à l’héritage du passé qu’ils transportent et qui vient de leur être dérobé. »

Castelar se raidit. « Songeriez-vous à contester la volonté de notre capitaine ? »

C’était un moine bien étrange que celui-là, songea-t-il, et pas seulement parce qu’il s’agissait d’un franciscain alors que presque tous les religieux de l’expédition appartenaient à l’ordre des dominicains. Comment Tanaquil avait-il pu s’embarquer, et comment avait-il gagné la confiance de Francisco Pizarro, voilà qui demeurait un mystère. Enfin, peut-être était-ce grâce à son savoir et à son affabilité, denrées fort rares dans leur compagnie.

« Non, non, bien sûr que non, protesta le moine. Et cependant…» Il laissa sa phrase inachevée.

Castelar se trémoussa sur sa selle. Il imaginait aisément les pensées qui agitaient ce crâne tonsuré. Lui-même s’était interrogé sur les actes qu’ils avaient commis l’année précédente. L’empereur Atahualpa avait accueilli pacifiquement les Espagnols ; il les avait autorisés à prendre leurs quartiers à Caxamalca ; il était venu dans sa litière royale afin de poursuivre les négociations avec eux ; et il était tombé dans une embuscade au cours de laquelle avaient péri plusieurs centaines de ses soldats. À présent, ses sujets vidaient le pays de ses richesses dans le but de remplir une salle d’or et deux salles d’argent – le prix de sa liberté.

« Telle est la volonté de Dieu, déclara Castelar. Nous apportons Sa parole à ces païens. L’empereur est bien traité, n’est-ce pas ? Il est même entouré de ses épouses et de ses domestiques. Quant à la rançon, le Christ…» Il s’éclaircit la gorge. «… San Jago, comme tous les généraux, sait récompenser ses soldats. »

Le moine eut un petit sourire en coin. Comme pour lui faire comprendre qu’un soldat ne devait pas se prendre pour un prêcheur. Haussant les épaules, il déclara : « Ce soir, je pourrai estimer la valeur de cette récompense.

— Ah ! oui. » Castelar se sentait soulagé d’avoir évité une dispute. Fils cadet d’un hidalgo d’Estrémadure ayant connu des jours meilleurs, il avait lui-même souhaité entrer dans les ordres, mais s’était fait chasser du séminaire à cause d’une fille, pour s’engager dans l’armée et affronter les Français et, par la suite, suivre Pizarro dans le Nouveau Monde en quête de fortune – aussi avait-il un profond respect pour l’Église. « On m’a dit que vous examiniez chaque nouveau chargement avant qu’il soit incorporé au trésor.

— Il faut bien que quelqu’un le fasse, ne serait-ce que pour trier les objets d’art des simples bouts de métal précieux. J’ai convaincu le capitaine et son chapelain de me confier cette tâche. Les lettrés de la Cour et de l’Église seront contents d’apprendre qu’un peu de ce savoir indigène aura été préservé.

— Hum. » Castelar tirailla sur sa barbe. « Mais pourquoi travaillez-vous la nuit ?

— On vous a dit cela aussi ?