Castelar arriva au-dessus d’une citadelle située un peu au nord du champ de bataille. Les indigènes se pressaient entre ses murs massifs. Un instant il eut envie de fondre sur eux, pour tuer et tuer encore. Mais non, c’était plus loin que luttaient ses camarades. L’épée dans sa main droite, la gauche sur les commandes, il fonça à travers les airs pour les secourir.
Il ne leur apportait pas des armes venues du futur, mais quelle importance ? Sa lame était affûtée, son bras robuste, et l’archange de la guerre volait au-dessus de lui. Ce qui ne l’empêchait pas de rester sur le qui-vive. Ses ennemis risquaient de tomber du ciel, de surgir du néant. Il devait se tenir prêt à sauter dans le temps, à échapper à leurs traits pour revenir frapper, encore et encore, tel un loup harcelant un élan.
Il survola une esplanade bordée par un édifice où la lutte faisait rage. Des cavaliers descendaient une ruelle. Leurs armes étincelaient, leurs bannières claquaient. Ils allaient faire une sortie, foncer sur les hordes ennemies.
Une décision s’imposa à lui. Il attendrait quelques minutes, le temps que la bataille soit engagée, puis fondrait sur les Indiens. Voyant qu’un aigle vengeur leur venait en renfort, les Espagnols sauraient que le Seigneur avait entendu leurs prières, et ils décimeraient leurs ennemis pris de panique.
Certains le virent passer. Il aperçut leurs yeux étonnés, entendit leurs cris de surprise. Retentit ensuite le tonnerre d’une galopade, puis ce cri familier entre tous : « San Jago ! »
Il survola la muraille sud de la cité, vira, fit demi-tour et fonça. Il connaissait bien sa machine à présent, il la maniait à la perfection – sa cavale des vents, sur laquelle il entrerait un jour dans Jérusalem – aurait-il l’honneur de se retrouver en présence du Sauveur ?
A l’attaque !
Une autre machine près de la sienne, chevauchée par deux hommes. Ses doigts se plaquèrent sur le panneau de contrôle. Et la foudre le frappa. « Sainte Vierge, ayez pitié ! » Sa cavale succomba. Chut dans le vide. Au moins mourrait-il au combat. Bien que les forces de Satan aient eu raison de lui, elles ne l’empêcheraient pas de franchir les portes du paradis, car tel était le destin d’un soldat du Christ.
Son âme s’arracha à lui, sombra dans la nuit.
24 mai 1987
« L’embuscade s’est déroulée comme prévu ou presque, dit Carlos Navarro à Everard. Quand on l’a repéré depuis l’espace, on a activé le générateur électromagnétique et sauté sur place. Le champ généré a induit un voltage tel qu’il a subi un violent choc électrique. Du même coup, toute la mémoire de son scooter a été effacée. Mais je ne vous apprends rien. Nous l’avons arrosé avec nos étourdisseurs par acquit de conscience, puis nous l’avons récupéré avant qu’il ne s’écrase au sol. Pendant ce temps-là, le véhicule de transport est apparu à son tour, il a chargé le scooter et il est reparti. Tout a été bouclé en moins de deux minutes. Je suppose que quelques combattants nous ont aperçus, mais la confusion était telle qu’ils ont dû croire à une illusion.
— Vous avez fait du bon boulot. » Everard se carra dans son vieux fauteuil avachi. Son appartement new-yorkais était un nid douillet et peuplé de souvenirs – au-dessus du bar, un casque et une lance de l’âge du bronze, par terre, une peau d’ours polaire de l’ère viking, des artefacts qui ne risquaient pas d’étonner ses contemporains mais demeuraient chers à son cœur.
Il n’avait pas participé à cette opération. Inutile de gaspiller de cette manière le temps propre d’un agent non-attaché. Le seul risque, c’était que Castelar réussisse à leur filer entre les doigts. Le coup de la décharge électrique l’en avait empêché.
« En fait, reprit-il, votre opération est historique. » Il désigna le livre posé près de lui. « Je viens de relire l’Histoire de la conquête du Pérou. Les chroniques espagnoles racontent que la Vierge est apparue au-dessus du temple de Viracocha, le site de la future cathédrale, et que saint Jacques en a fait autant au-dessus du champ de bataille, ce qui a galvanisé les troupes. De l’avis général, il ne s’agit là que d’une légende, ou alors d’une hallucination collective, mais… Enfin. Comment se porte le prisonnier ?
— Quand je l’ai quitté, il était encore sous sédatif, répondit Navarro. Ses brûlures ne lui laisseront aucune cicatrice. Que va-t-on faire de lui ?
— Cela dépend de pas mal de choses. » Everard prit sa pipe, qu’il avait laissée dans le cendrier, et la ralluma. « La plus importante s’appelle Stephen Tamberly. Vous êtes au courant ?
— Oui. » Rictus de Navarro. « Malheureusement, comme je vous l’ai dit, la décharge a effacé la mémoire moléculaire du scooter de Castelar. Nous avons soumis ce dernier à un premier interrogatoire par kyradex – nous savions que vous aviez besoin d’information –, mais il ne se souvient ni du lieu ni du moment où il a largué Tamberly ; tout ce qu’il sait, c’est que c’est sur la côte de l’Amérique du Sud, à plusieurs millénaires dans le passé. Il savait qu’il retrouverait ces coordonnées s’il le souhaitait, ce qui lui paraissait peu probable. Du coup, il n’a pas pris la peine de les mémoriser. »
Everard poussa un soupir. « C’est bien ce que je craignais. Pauvre Wanda.
— Je vous demande pardon ?
— Rien. » Il tira sur sa bouffarde pour se rasséréner. « Je n’ai plus besoin de vous. Allez donc passer la soirée en ville et vous détendre un peu.
— Vous ne voulez pas m’accompagner ? » demanda Navarro par politesse.
Everard secoua la tête. « Je vais rester quelque temps ici. Il est possible que Tamberly ait trouvé un moyen de se faire secourir. Dans ce cas, il a été soumis à un débriefing dans l’une de nos bases et je ne manquerai pas d’en être informé, vu que j’ai enquêté sur sa disparition. Mais, naturellement, ce ne sera fait qu’après que j’aurai finalisé tous les autres aspects du dossier. Peut-être que je ne vais pas tarder à recevoir un coup de fil.
— Je vois. Eh bien, merci et au revoir. »
Navarro s’en fut. Everard se prépara à une longue soirée. L’obscurité envahit lentement son salon, mais il n’alluma pas les lumières. Il préférait rester assis, réfléchir et espérer.
18 août 2930 av. J.C.
Là où le fleuve se jetait dans la mer se massaient les huttes d’argile du village. On ne voyait que deux canoës sur la grève, car tous les pêcheurs étaient sortis en mer par cette belle journée. La plupart des femmes étaient également absentes, occupées à cultiver la gourde, la courge, la patate et le coton à la lisière de la mangrove. Un plumet de fumée montait du feu communal qu’un vieillard entretenait en permanence. Les autres villageois s’affairaient dans leurs huttes, les enfants les plus âgés veillaient sur les plus jeunes. Tous portaient un pagne de fibres tressées et des bijoux faits de coquillages, de plumes et de dents d’animal. Ils aimaient rire et bavarder.
Le faiseur de calices était assis en tailleur sur le seuil de sa hutte. Ce jour-là, il n’était pas occupé à façonner des pots et des bols, ni à les faire cuire. Au lieu de cela, il regardait dans le vide et ne disait mot. Cela lui arrivait souvent depuis qu’il avait appris la langue des hommes et s’était mis à faire des prodiges. Tous devaient le respecter. C’était un homme bon, parfois en butte à de telles crises. Peut-être concevait-il un nouvel objet, peut-être communiait-il avec les esprits. C’était en tout cas un homme d’exception, plus grand et plus pâle que les autres, avec des cheveux et des yeux également clairs, et une masse de poils sur les joues. Une cape le protégeait du soleil, qui était plus dur à sa peau qu’à celle des autres. À l’intérieur de sa hutte, sa femme pilait des graines dans son mortier. Leurs deux enfants dormaient.