On entendit des cris. Les femmes dans les champs regagnèrent le village. Les autres habitants sortirent de leurs huttes pour voir ce qui se passait. Le faiseur de calices se leva et les suivit.
Le long du fleuve, un inconnu marchait d’un bon pas. Les visiteurs étaient fréquents, et les échanges nombreux avec les autres villages, mais nul n’avait jamais vu cet homme-ci. Il ressemblait à bien d’autres, mais il était plus musclé. Sa tenue était surprenante. Un objet brillant et anguleux était posé contre sa hanche.
D’où pouvait-il bien venir ? Les chasseurs n’avaient pu manquer d’apercevoir un homme traversant la vallée. Les femmes gloussèrent lorsqu’il les salua. Les vieillards lui rendirent son salut et lui souhaitèrent la bienvenue.
Le faiseur de calices arriva.
Tamberly et l’explorateur restèrent un long moment à se dévisager. Il appartient à l’ethnie locale. Un calme surprenant l’envahissait à présent qu’il parvenait enfin au but tant attendu. Rien d’étonnant à cela. Mieux vaut ne pas surprendre les autochtones, même quand ils sont naïfs comme ces habitants de l’âge de pierre. Comment comptait-il leur expliquer son arme ?
L’explorateur hocha la tête. « Je m’attendais à moitié à trouver quelqu’un comme vous, dit-il en temporel. Est-ce que vous me comprenez ? »
Cela faisait longtemps que Tamberly n’avait pas pratiqué cette langue. Et pourtant… « Oui. Soyez le bienvenu. J’attends quelqu’un comme vous depuis… depuis sept ans, je crois bien.
— Je m’appelle Guillem Cisneros. Originaire du XXXe siècle mais affecté à l’universarium de Halla…» Une époque postérieure à la découverte du voyage temporel, où celui-ci était donc pratiqué ouvertement.
« Stephen Tamberly, XXe siècle, historien de terrain pour la Patrouille. »
Cisneros eut un petit rire. « Une poignée de main s’impose. » Les villageois les regardaient avec des yeux ébaubis. « Vous avez fait naufrage ici ? demanda Cisneros, question inutile s’il en était.
— Oui. La Patrouille doit être alertée. Conduisez-moi à votre base.
— Bien entendu. J’ai dissimulé mon véhicule dix kilomètres en amont. » Cisneros hésita. « J’avais l’intention de me faire passer pour un voyageur et de vivre quelque temps ici afin de résoudre une énigme archéologique. Mais je vous soupçonne d’en être à l’origine.
— En effet, répondit Tamberly. Quand j’ai compris que j’étais pris au piège dans ce milieu, je me suis rappelé les poteries de Valdivia. »
A son époque, c’étaient les plus anciennes jamais répertoriées dans l’hémisphère occidental. Quasiment identiques aux poteries jomon du Japon, qui leur étaient contemporaines. On supposait qu’un bateau de pêche avait traversé le Pacifique et que les marins avaient transmis leur savoir aux indigènes qui les avaient accueillis. Ce qui n’était guère plausible. Non seulement lesdits marins auraient dû survivre à un périple de huit mille milles nautiques, mais en outre maîtriser un art connu des seules femmes de leur société. « J’ai donc décidé de les introduire et d’attendre qu’un enquêteur du futur vienne y voir de plus près. »
On ne pouvait pas dire qu’il avait violé le règlement de la Patrouille. Celui-ci était flexible par nécessité. Et vu les circonstances, son sauvetage était d’une importance capitale.
« Ingénieux, commenta Cisneros. Comment vous en êtes-vous sorti avec ces gens ?
— Ils sont doux et accueillants », répondit Tamberly. Aruna et les enfants vont avoir le cœur brisé de me voir partir.
Si fêtais un saint, j’aurais poliment refusé quand son père me l’a proposée en mariage. Mais les années étaient longues et j’ignorais combien j’allais en passer ici. Oui, elle me regrettera, mais je lui laisserai une telle mana qu’elle se trouvera sans peine un nouveau mari – un homme robuste, sans doute Ulamamo –, et elle vivra aussi heureuse que tous les autres membres de sa tribu. C’est-à-dire nettement plus que bien des humains de l’avenir, que celui-ci soit proche ou lointain.
Il ne pouvait toutefois se défaire d’un léger sentiment de culpabilité, et sans doute n’y parviendrait-il jamais, mais, pour l’instant, la joie l’emportait sur tout le reste. Je vais rentrer chez moi.
25 mai 1987
Lumière tamisée. Porcelaine de Chine, couverts en argent, verres en cristal. J’ignore si Ernie est le meilleur restaurant de San Francisco – question de goût, je présume –, mais il figure sûrement dans le peloton de tête. Cela dit, Manse tient à me faire découvrir le Mingei-Ya des années 70, avant que les fondateurs aient pris leur retraite.
Il lève son verre de sherry. « A l’avenir. »
Je l’imite. « Et au passé. » On trinque. Sublime.
« Nous pouvons parler maintenant. » Quand il sourit, tout son visage se plisse et cesse d’être quelconque. « Je m’excuse de ne pas vous avoir contactée plus tôt, à part pour vous rassurer à propos de votre oncle et vous inviter à dîner ce soir, mais je n’ai pas arrêté de sauter dans tous les coins afin d’achever de nouer tous les fils de cette histoire. »
Allez, je le taquine un peu. « Qu’est-ce qui vous empêchait, une fois vos fils noués, de remonter dans le passé pour m’éviter de baliser ? »
Il redevient sérieux. Mon Dieu, quelle tristesse dans sa voix ! « Non. Cela aurait été trop risqué. La Patrouille nous autorise les permissions de détente, mais pas quand elles risquent de chambouler le cours des événements.
— Ne vous inquiétez pas, Manse, je plaisantais. » Je lui tapote doucement la main. « Après tout, j’ai droit à un repas gastronomique pour me consoler, non ? » Sans parler de la robe de soirée et du petit tour au salon de coiffure.
« Vous l’avez bien mérité. » Il est plus soulagé que ne devrait l’être un type comme lui, un gars familier des zones les plus dangereuses de l’espace-temps.
Mais assez blagué comme ça. J’ai des questions sérieuses à poser. « Qu’est devenu oncle Steve ? Vous m’avez dit qu’il était tiré d’affaire, mais pas où il était passé. »
Gloussement de Manse. « Ça n’a guère d’importance, non ? Disons qu’il séjourne dans un centre de débriefing, en un lieu et une époque indéfinis. Ensuite, il aura droit à une longue permission à Londres, auprès de son épouse, et il reprendra le collier. Je suis sûr qu’il finira par vous rendre visite, à vous et à votre famille. Un peu de patience.
— Et… par la suite ?
— Eh bien, nous devons finaliser le dossier d’une façon qui laisse intacte la structure temporelle. Nous allons réinsérer le frère Esteban Tanaquil et don Luis Castelar dans la salle du trésor de Cajamarca, en 1533, une ou deux minutes après que les Exaltationnistes les ont enlevés. Ils en ressortiront par la porte, et on n’en parlera plus. »
Je plisse le front. « Euh… Si je me souviens bien, les sentinelles se sont inquiétées le matin venu, elles sont entrées dans la salle et elles n’y ont trouvé personne. Ce qui a fait sensation parmi les conquistadores. Vous pouvez changer tout ça ? »
Il me gratifie d’un sourire rayonnant. « Petite futée ! C’est une excellente question. Oui, dans le cas où le passé a été modifié, la Patrouille peut annuler les événements découlant de cette modification. Nous restaurons l’histoire « originelle », pour ainsi dire. Dans la mesure du possible, naturellement. »