Adoptant une position plus confortable, il prit de la main gauche une petite plaque d’or ornée de l’image d’une bête et la fit tourner lentement devant les cristaux du reliquaire, qu’il tenait de la main droite. Ses lèvres remuaient sans un bruit. L’opération terminée, il reposa le premier objet et en prit un deuxième.
Castelar se mit à danser d’un pied sur l’autre.
Au bout d’un moment, Tanaquil gloussa et lui lança : « Je vous avais dit que vous finiriez pas trouver le temps long. Et j’en ai encore pour des heures. Vous feriez mieux d’aller dormir, don Luis. »
Castelar bâilla. « Vous avez sans doute raison. Je vous remercie de votre courtoisie. »
Un souffle d’air, un bruit sourd, il se retourna vivement. L’espace d’un instant, il resta figé devant le spectacle.
Une chose venait d’apparaître près du mur. Une chose massive, lisse, sans doute métallique, pourvue de deux manches et de deux selles sans étriers… Il la distinguait avec netteté, car elle était éclairée par un bâton lumineux que brandissait le second de ses deux cavaliers. Ceux-ci portaient un vêtement moulant d’un noir absolu. Leurs têtes et leurs mains semblaient par contraste d’un blanc spectral, d’un blanc d’outre-monde.
Le moine se leva d’un bond. Il hurla quelques mots. Ce n’était pas de l’espagnol.
Castelar vit l’étonnement se peindre sur le visage des intrus. Qu’il s’agisse de sorciers ou de démons surgis de l’enfer, ils n’étaient pas tout-puissants, ils fléchiraient devant Dieu et Ses saints. L’épée du caballero jaillit du fourreau. Il fonça en hurlant : « San Jago ! », le cri de guerre de son peuple quand il avait chassé les Maures d’Espagne. Il avait intérêt à faire du bruit pour alerter les sentinelles et…
Le premier cavalier leva un tube. Il y eut un éclair. Castelar sombra dans l’inconscience.
15 avril 1610
Machu Picchu ! se dit Stephen Tamberly en reprenant conscience. Puis il rectifia : Non. Pas tout à fait. Pas tel que je le connais. Quand suis-je ?
Il se leva. Ses sens et sa raison lui dirent qu’il avait reçu une décharge d’étourdisseur électronique, sans doute un modèle du XXIVe siècle. Ce n’était pas le plus choquant. Ce qui l’avait tétanisé, c’était l’apparition de ces deux hommes chevauchant une machine qui ne serait conçue que des milliers d’années après sa naissance.
Autour de lui se dressaient des pics qui lui étaient familiers, noyés dans la brume et d’une verdeur tropicale – seules quelques plaques de neige sur le plus éloigné trahissant l’altitude du site. Le matin déversait dans la gorge d’Urubamba des flots de lumière bleu et or. Mais il ne distinguait ni gare ni voie ferrée, et la seule route visible était celle ouverte par les Incas.
Il se tenait sur une plate-forme fixée à un mur dominant une fosse, et à laquelle on accédait au moyen d’une rampe. La cité s’étendait en contrebas ; édifices en pierres sèches, escaliers, terrasses, placettes – un panorama aussi saisissant que les montagnes elles-mêmes. Si les hauteurs étaient dignes de figurer sur une peinture chinoise, les œuvres des hommes évoquaient une gravure de la France médiévale ; sauf qu’elles étaient trop exotiques, traduisaient un esprit qui leur était propre.
Une brise fraîche lui caressa les joues. Son murmure était le seul bruit perceptible, hormis bien sûr le battement du sang à ses tempes. Pas un mouvement à la ronde. Grâce à son esprit qui tournait avec l’énergie du désespoir, il observa que le site n’avait été déserté que récemment. Si la végétation commençait à l’envahir, elle ne l’avait guère altéré, pas plus que les intempéries. Ce qui ne signifiait pas grand-chose, car Machu Picchu était encore en bon état en 1911, date de sa découverte par Hiram Bingham. Toutefois, il remarqua plusieurs structures presque intactes qu’il se rappelait avoir vues en ruine, quand elles n’avaient pas carrément disparu. Il subsistait des vestiges des rondins et des toits de chaume. Et…
Et Tamberly n’était pas seul. Luis Castelar était accroupi à ses côtés, partagé entre la stupéfaction et la fureur. Tous deux étaient entourés d’hommes et de femmes à l’air tendu. Le scooter temporel était garé près du bord de la plate-forme.
Tamberly prit d’abord conscience des armes braquées sur lui. Puis il examina ceux qui les brandissaient. Jamais il n’avait vu des êtres semblables. Leur étrangeté accentuait encore leur uniformité. Un visage finement ciselé, des pommettes hautes, un nez fin et droit, des yeux immenses. Des cheveux aile-de-corbeau, un teint d’albâtre et des iris de couleur claire, aucune trace de barbe sur les joues des hommes. Un corps élancé, souple, athlétique. En guise de vêtements, une combinaison moulante sans couture visible, aux pieds de courtes bottes, le tout entièrement noir. Avec, pour les décorer, des motifs argentés évoquant l’art asiatique. Chez plusieurs d’entre eux, une cape de couleur vive – rouge, orange ou jaune. Un ceinturon pourvu de poches et d’étuis. Pour maintenir les longs cheveux, un simple serre-tête, une résille ou un diadème incrusté de diamants.
Ils étaient une trentaine. Tous jeunes… ou bien sans âge ? Tamberly devina que certains avaient pas mal d’années au compteur. Ça se voyait à leur fierté, à leur vivacité, à leur autorité de félins.
Castelar ne cessait de les fixer du regard. On lui avait confisqué son épée et son poignard. L’un des inconnus manipulait celui-ci. L’Espagnol fit mine de l’attaquer. Tamberly l’agrippa par le bras. « Ne tentez rien, don Luis, lui dit-il. C’est sans espoir. Invoquez les saints si vous voulez, mais restez tranquille. »
Il gronda mais obtempéra. Tamberly sentit les frissons qui l’agitaient. L’un des inconnus prononça quelques mots dans une langue faite de trilles et de ronronnements. Un autre lui intima le silence d’un geste et avança d’un pas. La grâce de ses mouvements était telle qu’on eût dit qu’il flottait. De toute évidence, c’était le mâle dominant du groupe. Il avait un nez aquilin, des yeux verts. Ses lèvres pleines esquissèrent un sourire.
« Bonjour, dit-il. Vous êtes pour nous des hôtes imprévus. »
Il s’exprimait en temporel, le langage couramment employé par les Patrouilleurs du temps et nombre de chrononautes civils ; et cette machine ne différait guère d’un scooter de la Patrouille ; mais cet homme était sûrement un hors-la-loi, un ennemi.
Tamberly recouvra son souffle au prix d’un frisson. « En… en quelle année sommes-nous ? » demanda-t-il. Il observa les réactions de Castelar lorsqu’il entendit le frère Tanaquil s’exprimer dans une langue inconnue : stupéfaction, désarroi, résolution.
« Selon le calendrier grégorien, que vous devez sûrement connaître, nous sommes le 15 avril 1610. Je suppose que vous reconnaissez le site, ce qui n’est visiblement pas le cas de votre compagnon. »
Évidemment, se dit Tamberly. Le site que les indigènes appelleront ultérieurement Machu Picchu a été bâti par l’empereur Pachacutec dans le but d’en faire une ville sainte consacrée aux Vierges du Soleil. Il a perdu sa raison d’être lorsque Vilcabamba est devenu le centre de la résistance aux Espagnols, jusqu’à ce que ces derniers capturent et exécutent Túpac Amaru, le dernier souverain à porter le titre d’Inca avant la Résurgence andine du XXIIe siècle. Donc, les conquistadores n’avaient même pas idée de son existence, et il est resté à l’abandon, oublié de tous hormis quelques pauvres paysans, jusqu’en 1911… Ce fut à peine s’il entendit la phrase suivante : « Je suppose en outre que vous êtes un agent de la Patrouille du temps.