Puis il remonta doucement à la surface. Recouvra l’usage de ses muscles et se redressa. Il se sentait aussi détendu qu’à l’issue d’un long sommeil réparateur. Et totalement détaché de lui-même, pareil à un observateur extérieur vide d’émotion. Par ailleurs, il était totalement conscient. Tous ses sens étaient en éveil : il percevait avec une égale acuité l’odeur de sa robe et de son corps crasseux, la fraîcheur de l’air vif qui s’insinuait dans la pièce, le masque impérial et sardonique de Varagan, le boîtier dans la main de Raor, le poids du casque sur son crâne, et cette mouche sur le mur, comme pour lui rappeler que lui aussi était mortel.
Varagan se carra dans son siège, croisa les jambes, joignit les mains et demanda avec une politesse incongrue : « Vos nom et origine, s’il vous plaît.
— Stephen John Tamberly. Né le 23 juin 1937 à San Francisco, Californie, États-Unis d’Amérique. »
Toute la vérité, rien que la vérité. Il n’avait pas le choix. Sa mémoire, ses nerfs, ses lèvres ne pouvaient qu’obéir. Le kyradex était l’inquisiteur suprême. Il n’avait même pas conscience de l’atrocité de sa condition. Un hurlement retentissait dans les profondeurs de son inconscient, mais son esprit conscient n’était plus qu’une machine.
« Quand avez-vous été recruté par la Patrouille ?
— En 1968. » La procédure était trop graduelle pour qu’il donne une date exacte. Un collègue l’avait présenté à des amis, des amateurs d’histoire qui l’avaient discrètement sondé, ainsi qu’il l’avait compris par la suite ; au bout du compte, il avait accepté de passer certains tests, dans le cadre d’un quelconque projet de recherche en psychologie appliquée ; puis était venue la grande révélation ; invité à s’engager dans la Patrouille, il avait accepté avec joie, comme l’avaient prévu ses examinateurs. Il sortait à ce moment-là d’un pénible divorce. Sans doute aurait-il hésité à accepter si cela l’avait obligé à mener une double vie. Mais il l’aurait fait quand même, impatient qu’il était d’explorer des mondes qu’il ne connaissait jusque-là que par des archives, des ruines, des éclats de terre cuite et des squelettes ensevelis.
« Quelle est votre rang dans la hiérarchie ?
— Je ne m’occupe ni du maintien de l’ordre ni des opérations de secours. Je suis un agent de terrain, spécialisé en histoire. J’avais suivi une formation d’archéologue et travaillé avec les Quechua du XXe siècle, puis j’avais bifurqué vers des travaux archéologiques. Cela me qualifiait d’office pour la période de la Conquista. J’aurais préféré étudier les sociétés précolombiennes, mais c’était bien entendu impossible – jamais je n’aurais pu passer inaperçu.
— Je vois. Depuis combien de temps appartenez-vous à la Patrouille ?
— Environ soixante ans, en temps propre. » Un Patrouilleur pouvait espérer explorer des siècles et des siècles. Entre autres avantages, il avait accès aux traitements antisénescence mis au point postérieurement au XXe siècle. Certes, cela l’obligeait à voir ses proches vieillir et mourir, sans que jamais il puisse leur confier la vérité. La plupart des agents choisissaient donc de disparaître peu à peu de leur vie, de leur laisser croire à un nouveau départ, de réduire les contacts au fil des ans. Car ils ne devaient à aucun prix se rendre compte que les ans ne semblaient pas avoir de prise sur les Patrouilleurs.
« De quel point de l’espace-temps êtes-vous parti pour entamer votre mission actuelle ?
— De la Californie en 1986. » Contrairement à la majorité de ses collègues, il avait conservé des liens avec sa famille et ses amis. Il avait vécu l’équivalent de quatre-vingt-dix ans et en paraissait trente, mais les épreuves l’avaient marqué et, en cette année 1986, il pouvait facilement passer pour un quinquagénaire, même si ses proches le trouvaient étonnamment juvénile. De par son activité, le Patrouilleur est voué au chagrin autant qu’à l’aventure. Arrive un moment où il en a trop vu.
« Hum, fît Varagan. Nous y reviendrons. Commencez par me décrire votre mission. Que faisiez-vous exactement à Cajamarca au siècle dernier ? »
Le nom ultérieur de la cité, observa un grain de conscience en lui tandis qu’il répondait comme un automate : « Je vous l’ai dit, je suis un historien de terrain chargé de collecter des données sur l’époque de la Conquista. » Il n’agissait pas uniquement dans un but scientifique. La Patrouille devait avoir connaissance du cours exact des événements si elle voulait en préserver la réalité. Outre qu’ils contenaient souvent des erreurs, les ouvrages de référence passaient sous silence certains épisodes clés. « La Patrouille m’a fait endosser l’identité d’un franciscain, frère Estebéan Tanaquil, et s’est arrangée pour que je participe à l’expédition de Pizarro lorsqu’il est reparti pour l’Amérique en 1530. » C’était en 1507 que Waldseenmùller avait ainsi baptisé le continent. « J’avais pour mission d’observer et d’enregistrer le plus de choses possibles, sans me faire repérer bien entendu. » Ce qui ne l’avait pas empêché de tenter, dans la mesure du possible, d’atténuer la brutalité des crimes dont il était le témoin. « Comme vous le savez sans doute, cette période deviendra d’une extrême importance – dans mon avenir, mais dans votre passé – lorsque les Résurgents revendiqueront leur héritage andin. »
Varagan opina. « En effet, dit-il sur le ton de la conversation. Si les choses s’étaient passées autrement, le XXe siècle lui-même serait fort différent. » Il sourit de toutes ses dents. « Supposons, par exemple, que lors de l’arrivée de Pizarro, il n’y ait pas eu de querelle de succession à l’issue du décès de Huayna Capac, pas de guerre civile opposant Atahualpa à ses rivaux. Jamais cette minuscule bande d’aventuriers espagnols ne serait parvenue à renverser l’empire inca. La Conquista aurait exigé plus de temps et de ressources. Cela aurait affecté l’équilibre politique en Europe, alors que les Turcs devenaient menaçants et que la Réforme achevait de réduire à néant l’unité de la chrétienté.
— C’est là votre objectif ? » Au fond de lui, Tamberly savait qu’il aurait dû se montrer furieux, consterné, tout sauf apathique. Mais il était à peine curieux.
« Peut-être, répondit Varagan sans se compromettre. Cependant, les hommes qui vous ont capturé n’étaient chargés que d’une mission plus modeste : reconnaître les lieux préalablement à l’évacuation de la rançon d’Atahualpa. Ce qui, en soi, aurait pas mal chamboulé la continuité historique. » Rire. « Et assuré la préservation de ces inestimables objets d’art. Alors que vous vous contentiez d’en enregistrer des hologrammes pour le bénéfice des habitants de l’avenir.
— Pour le bénéfice de l’humanité, répondit automatiquement Tamberly.
— Vous voulez dire : pour ceux de ses membres qui sont en mesure de jouir des fruits du voyage dans le temps, sous le vigilant patronage de la Patrouille.
— Vous projetez de transporter le trésor ici… et maintenant ? bredouilla Tamberly.
— Ce n’est que provisoire. Nous avons choisi ce lieu et ce moment pour des raisons pratiques. » Rictus de Varagan. « La Patrouille est trop active dans notre milieu d’origine. Arrogante flicaille ! » Recouvrant son calme : « Machu Picchu est tellement isolé en ce moment qu’il ne risque pas d’être affecté par des altérations du passé récent – l’inexplicable disparition de la rançon d’Atahualpa, par exemple. Mais vos collègues ne manqueront pas de se lancer à votre recherche, Tamberly. Ils exploiteront tous les indices qu’ils pourront dénicher. Mieux vaut que nous disposions dès maintenant de toutes les informations nécessaires afin de mieux contrecarrer leurs initiatives. »