Je devrais être secoué jusqu’aux tréfonds de mon être. Cette fabuleuse et impérieuse inconscience… il court le risque de créer des boucles causales dans l’histoire, de déclencher des vortex temporels, de détruire l’avenir tout entier… Non, ce n’est pas un risque à ses yeux. Il cherche délibérément à bouleverser l’espace-temps. Mais je n’éprouve nulle horreur à cette idée. Ce casque posé sur mon crâne étouffe mon humanité.
Varagan se pencha vers lui. « Abordons à présent votre histoire personnelle. Quel lieu et quel moment considérez-vous comme votre foyer ? Avez-vous de la famille, des amis, des connaissances proches ? »
Les questions se firent de plus en plus précises. Impuissant, Tamberly livrait à son interrogateur quantité de détails révélateurs. Chaque fois que Varagan tombait sur un point qui lui semblait intéressant, il l’exploitait au maximum. La seconde épouse de Tamberly n’avait rien à craindre ; elle appartenait elle aussi à la Patrouille. Sa première épouse s’était remariée et ne faisait plus partie de sa vie. Mais… oh ! son frère Bill, et son épouse, et sa nièce, dont il avoua à Varagan qu’il la considérait comme sa fille… Le seuil s’obscurcit. Luis Castelar fit irruption dans la pièce.
Son épée fendit l’air. Le garde s’effondra, s’écrasa sur la moquette, pris de convulsions. Le sang jaillit de sa gorge, geyser d’un rouge criard remplaçant le hurlement qu’il ne pouvait plus pousser.
Lâchant son boîtier de contrôle, Raor voulut dégainer son arme. Castelar fondit sur elle. Crochet du gauche à la mâchoire. Titubant, elle tomba sur les fesses, le fixant d’un œil éberlué. Puis sa lame s’abattit à nouveau. Varagan était déjà debout. Faisant preuve d’une saisissante agilité, il esquiva un coup qui lui aurait tranché la gorge. Pas la place de fuir. Castelar frappa d’estoc. Varagan se plaqua les mains sur le ventre. Le sang coulait entre ses doigts. Il s’adossa au mur pour ne pas tomber et cria.
Castelar ne perdit pas de temps à l’achever. L’Espagnol arracha le casque de Tamberly. Il tomba sur la moquette avec un bruit sourd. Le retour de son autonomie lui fit l’effet d’un lever de soleil.
« Il faut sortir d’ici ! cria Castelar. La cavale magique dehors…»
Tamberly se sentit vaciller. Ses jambes se dérobaient. Le caballero le soutint d’un bras. Ils émergèrent dans la courette. Le scooter temporel les attendait. Tamberly enfourcha la selle de devant, Castelar celle de derrière. Un homme vêtu de noir apparut devant eux. Poussant un cri, il saisit son pistolet.
Tamberly pianota sur la console.
11 mai 2937 av. J.C.
Machu Picchu avait disparu. Le vent soufflait de toutes parts. Plusieurs dizaines de mètres en contrebas, une rivière coulait au creux d’une vallée verdoyante. L’océan luisait dans le lointain.
Le scooter tomba. L’air gémit. Les mains de Tamberly trouvèrent le levier gravifique. Le moteur vrombit. Ils cessèrent de tomber. Il effectua un atterrissage en douceur.
Tamberly tremblait de tous ses membres. Devant ses yeux se dessinaient des oriflammes de ténèbres.
Puis il retrouva ses esprits. Constata que Castelar se tenait debout devant lui, que la pointe de son épée lui éraflait la gorge.
« Descendez de cette cavale, ordonna l’Espagnol. Tout doucement, les bras levés. Vous n’êtes pas un saint homme. Je parierais que vous êtes un sorcier, et qu’à ce titre vous méritez le bûcher. Nous allons en avoir le cœur net. »
3 novembre 1885
Un fiacre conduisit Manse Everard du siège social de Dalhousie Roberts – une entreprise d’import-export qui servait de couverture à la Patrouille dans ce milieu[1] – à la maison de York Place. Il s’engagea dans un fog jaunâtre pour monter sur le perron et tira sur la sonnette. Une domestique le conduisit dans une antichambre aux murs lambrissés. Il lui donna sa carte. Une minute plus tard, elle revint lui annoncer que Mrs Tamberly serait ravie de le recevoir. Laissant manteau et chapeau sur un portemanteau, il la suivit. Le chauffage était impuissant à lutter contre l’humidité, et il se félicita pour une fois d’être vêtu à la manière d’un gentleman victorien. D’ordinaire, cet accoutrement lui apparaissait comme prodigieusement inconfortable. Exception faite de tels détails, l’époque était fort agréable à vivre, à condition d’être riche, en bonne santé, d’avoir le type anglo-saxon et de pratiquer le culte protestant.
Le parloir était un lieu très accueillant, bénéficiant de l’éclairage au gaz et meublé d’étagères remplies de livres. Des bûches brûlaient doucement dans la cheminée. Helen Tamberly était assise devant celle-ci, comme si elle avait besoin de réconfort. C’était une petite femme aux cheveux d’un blond tirant sur le roux ; sa robe soulignait une silhouette que bien des femmes devaient lui envier. Sa voix agrémentait l’anglais de Sa Majesté d’une nuance chantante. Mais elle était un rien tremblante. « Comment allez-vous, Mr Everard ? Asseyez-vous, je vous en prie. Désirez-vous une tasse de thé ?
— Non merci, m’dame, sauf si vous en prenez. » Il ne fit aucun effort pour dissimuler son accent américain. « Nous attendons un autre visiteur. Mieux vaudrait que nous ayons eu le temps de nous entretenir avant son arrivée.
— Certainement. » D’un signe de tête, elle intima à la servante l’ordre de prendre congé, ce que celle-ci fit sans toutefois refermer la porte. Helen Tamberly se leva pour réparer cet oubli. « J’espère que cette pauvre Jenkins ne sera pas trop choquée, dit-elle avec un pauvre sourire.
— J’imagine qu’elle a l’habitude de constater chez ses maîtres un comportement insolite, répliqua Everard en se mettant au diapason de sa maîtrise de soi.
— En fait, nous nous efforçons de ne pas trop nous faire remarquer. Les gens ne tolèrent qu’une certaine dose d’excentricité. Si nous appartenions aux classes supérieures plutôt qu’à la bourgeoisie, nous pourrions nous permettre davantage d’entorses à la bienséance ; mais nous serions alors beaucoup trop visibles. » Elle s’avança sur le tapis pour lui faire face, les poings serrés. « Assez de banalités, reprit-elle d’une voix trémulante. C’est la Patrouille qui vous envoie. Vous êtes un agent non-attaché, c’est ça ? Cela concerne Stephen. Forcément. Dites-moi tout. »
Sans craindre les oreilles indiscrètes, il lui répondit en anglais, jugeant que l’emploi du temporel ne ferait que la déstabiliser davantage. « Oui. Pour le moment, nous n’avons aucune certitude. Il est… porté disparu. Il ne s’est jamais présenté au rapport. Comme vous le savez sans doute, il était attendu à Lima en 1535, plusieurs mois après la fondation de cette ville par Pizarro. Nous y avons un avant-poste. Nous avons mené une enquête discrète, de laquelle il ressort que frère Estebéan Tanaquil a mystérieusement disparu deux ans auparavant, à Cajamarca. J’ai bien dit « disparu » – il n’a été victime ni d’un crime, ni d’un accident. » Lugubre : « Rien d’aussi simple, hélas.
— Alors il est peut-être en vie ? s’écria-t-elle.
— On peut l’espérer. Je ne peux rien vous promettre, hormis que la Patrouille va se défoncer pour… euh… je vous demande pardon. »
Elle partit d’un rire forcé. « Ce n’est rien. Si vous venez de la même époque que Stephen, vous avez le même langage que lui, n’est-ce pas ?
— Eh bien, nous sommes tous les deux originaires des États-Unis du milieu du XXe siècle. C’est pour cela qu’on m’a demandé de mener l’enquête. Le fait que nous soyons issus du même contexte peut m’aider dans mes démarches.