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— On vous a demandé, répéta-t-elle dans un murmure. Personne ne donne d’ordres à un agent non-attaché, personne excepté un Danellien.

— Ce n’est pas tout à fait exact », dit-il, un peu gêné. Son statut – il était libre d’aller où et quand il le souhaitait, sans être lié à un milieu précis, et jouissait d’une autonomie certaine – était parfois pour lui une source d’embarras. C’était par nature un homme sans prétention, qui ne sortait en rien de l’ordinaire.

« C’est fort aimable à vous de le dire, répliqua-t-elle en faisant des efforts visibles pour ne pas pleurer. Asseyez-vous, je vous en prie. Fumez si vous le souhaitez. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas du thé et des biscuits, voire une goutte de brandy ?

— Plus tard peut-être, merci. Mais je vais sortir ma pipe puisque vous m’y invitez. » Il attendit qu’elle se soit rassise devant la cheminée pour prendre place dans le fauteuil placé face au sien, sans doute celui de Steve Tamberly. Les flammes bleues frémissaient au-dessus des bûches.

« J’ai traité quelques affaires semblables par le passé… je veux parler de mon passé, bien entendu, commença-t-il. La première chose à faire est d’en apprendre le plus possible sur l’agent porté disparu. Ce qui m’amène à interroger tous ses proches. Si je suis arrivé un peu en avance, c’est dans l’espoir que nous fassions connaissance, vous et moi. Un Patrouilleur qui s’est rendu sur place nous rejoindra dans un moment pour nous faire part de ses découvertes. J’espère que vous ne m’en voudrez pas d’avoir pris ces dispositions sans vous consulter.

— Oh ! non. » Elle inspira à fond. « Mais j’ai une question à vous poser au préalable. J’ai toujours eu des problèmes pour assimiler la logique temporelle, même lorsque j’emploie la langue idoine. Mon père était professeur de physique à l’université et il m’est difficile de mettre de côté la stricte causalité qu’il m’a inculquée. Stephen… a eu des ennuis dans le Pérou du XVIe siècle. Peut-être que la Patrouille va le sauver, mais peut-être pas. Il y aura un rapport dans les archives. Vous ne pouvez pas commencer par le consulter ? Ou alors faire un petit saut et interroger votre moi futur ? Pourquoi devons-nous nous infliger cette épreuve ? »

Elle devait être terriblement bouleversée pour poser une telle question, car elle avait également suivi une formation à l’Académie de la Patrouille – établie dans l’Oligocène, soit bien longtemps avant le début de l’histoire de l’humanité afin de ne pas affecter celle-ci. Everard n’avait pas le cœur à le lui reprocher. Bien au contraire, il n’en appréciait que davantage le courage qui devait lui être nécessaire pour afficher un tel calme. Par ailleurs, la nature de son travail ne l’exposait pas aux dangers et aux paradoxes du temps. Idem pour son époux – ce n’était qu’un observateur, quoique clandestin –, du moins jusqu’à ce que ceux-ci ou ceux-là aient causé sa disparition.

« Vous savez bien que cela nous est interdit. » Il conserva une voix posée. « Il est facile à une boucle causale d’évoluer en vortex temporel. Ce qui entraînerait toutes sortes de catastrophes, la moins importante étant l’annulation pure et simple de l’opération. Par ailleurs, toute tentative en ce sens serait futile. Et si ces fameuses archives n’étaient que les traces d’événements qui ne se sont jamais produits ? Imaginez l’influence sur nos actes d’une connaissance que nous jugerions prédéterminée. Non, nous devons faire le sale boulot en respectant la causalité dans la mesure du possible, afin de rendre réels nos réussites ou nos échecs. »

Car la réalité est conditionnelle. C’est comme un front de vagues sur l’océan. Que ces vagues – les ondes de probabilité de ce chaos qu’est le soubassement quantique – changent de cadence, et voilà que tout le moirage d’écume et de vaguelettes qu’elles dessinaient change d’aspect pour devenir autre chose. Les physiciens entrevoyaient cette réalité dès le XXe siècle. Mais il a fallu l’avènement du voyage dans le temps pour quelle affecte le genre humain.

Si vous vous rendez dans le passé, le passé devient votre présent. Vous disposez du même libre arbitre que précédemment. Vous ne vous êtes imposé aucune contrainte. Et vous ne pouvez qu’influer sur le cours des choses.

Normalement, les conséquences sont négligeables. C’est comme si le continuum spatio-temporel était un maillage de rubans en caoutchouc, qui reprendrait sa configuration initiale après avoir subi les effets d’une altération. Oui, normalement, vous faites partie de ce passé. Il a existé un frère Tanaquil ayant participé à l’expédition de Pizarro. Cela a « toujours » été vrai, et le fait qu’il soit né bien des siècles plus tard est tout à fait secondaire. S’il commet des anachronismes mineurs, ceux-ci n’auront aucune importance ; ils susciteront des commentaires, mais leur souvenir se perdra. Quant à savoir si la réalité subit ou non en permanence une quantité infinie de changements insignifiants, cette question relève de la philosophie.

Mais il existe des actions déterminantes. Supposons qu’un dingue se rende au Ve siècle et offre des mitrailleuses à Attila ? Ce type de délit est si outrancier qu’il est facile de le prévenir. Mais quid d’un changement plus subtil ?… La révolution bolchevique de 1917 a failli échouer. Seuls le génie et l’énergie de Lénine lui ont permis de la mener à bien. Supposons que vous vous rendiez au XIXe siècle et empêchiez ses parents de se rencontrer ? Jamais l’Empire russe ne deviendrait l’Union soviétique, et les conséquences de cette altération influeraient sur toute l’histoire ultérieure. Quant à vous, le responsable, vous ne seriez en rien affecté, vu que vous vous trouveriez en amont ; mais si vous deviez regagner l’avenir, vous découvririez un monde totalement différent, un monde où vous n’auriez probablement jamais vu le jour. Vous existeriez, certes, mais sous la forme d’un effet sans cause, qui ne devrait son existence qu’à l’anarchie constituant la fondation de l’existence même.

Lorsque fut construite la première machine à voyager dans le temps, les Danelliens apparurent, ces surhommes demeurant dans l’avenir lointain. Ils édictèrent les règles du voyage temporel et créèrent la Patrouille pour les faire respecter. A l’instar de la majorité des policiers, nous sommes au service de ceux qui respectent la loi ; nous les sortons du pétrin lorsque cela nous est possible ; nous apportons aux victimes de l’histoire toute l’assistance que nous pouvons leur apporter. Mais notre première mission est de protéger et de préserver cette histoire, car c’est elle qui aboutira en fin de compte à l’avènement des glorieux Danelliens.

« Excusez-moi, dit Helen Tamberly. C’était une question stupide. Mais je suis… tellement inquiète. Stephen était censé s’absenter trois jours, pas davantage. Six ans pour lui, trois jours pour moi. Il voulait disposer d’un peu de temps pour se réadapter au milieu victorien, se promener en ville et reprendre peu à peu ses bonnes habitudes, afin de ne pas éveiller les soupçons des domestiques ou de nos amis. Mais ça fait une semaine ! » Elle se mordit la lèvre. « Pardonnez-moi. Je ne me contrôle plus, j’en ai peur.

— Bien au contraire. » Everard attrapa sa pipe et sa blague à tabac. Il avait besoin d’un peu de confort pour faire face à une telle angoisse. « Les couples aimants comme le vôtre inspirent bien des regrets au vieux célibataire que je suis. Mais revenons à nos moutons. Cela vaut mieux, pour vous comme pour moi. Vous êtes originaire de l’Angleterre de ce siècle, n’est-ce pas ? »