Greg Bear
L’échelle de Darwin
À ma mère,
Wilma Merriman Bear
(1915–1997)
Première partie
L’hiver d’Hérode
1.
Au-dessus des montagnes gris et noir, le ciel plat de l’après-midi se déployait à la façon d’un décor peint, de la couleur de l’œil pâle et fou d’un chien.
Les chevilles douloureuses et le dos scié par un rouleau de corde de nylon mal placé, Mitch Rafelson suivait la silhouette vive et féminine de Tilde le long d’un étroit couloir séparant un névé blanc d’un champ de poudreuse. Aux blocs de glace tombés des hauteurs se mêlaient des flèches et des créneaux d’une glace plus ancienne, que la chaleur de l’été avait transformés en pointes laiteuses et acérées.
À gauche de Mitch, les montagnes surmontaient un chaos de rochers noirs flanquant la chute de glacier. Sur sa droite, resplendissante à la lumière du soleil, la glace montait, aveuglante, vers le cirque à section en chaînette.
Franco se trouvait à vingt mètres au sud, dissimulé par la bordure des lunettes protectrices de Mitch. Celui-ci l’entendait sans toutefois le voir. Quelques kilomètres derrière eux, également hors de vue, se trouvait la tente orange vif, un dôme d’aluminium et de fibre de verre, où ils avaient fait leur dernière pause. Il ignorait combien de kilomètres les séparaient du dernier refuge, dont il avait oublié le nom ; mais le souvenir du soleil éclatant, du thé bien chaud dégusté dans le salon, le Gaststube, lui donnait un peu de forces. Quand cette épreuve aurait pris fin, il se servirait une autre tasse de thé bien fort, s’assiérait dans le Gaststube et remercierait le Ciel d’être au chaud et encore en vie.
Ils approchaient d’une paroi rocheuse et d’un pont de neige surplombant une crevasse creusée par les eaux. De tels courants, à présent gelés, se formaient durant le printemps et l’été et érodaient les bordures du glacier. Un peu plus loin, au creux d’une dépression en forme de U sur la paroi, se dressait ce qui ressemblait à un château de gnome inversé ou à un orgue taillé dans la glace : une cascade gelée formée de plusieurs épaisses colonnes. À leur base d’un blanc sale s’amassaient des débris de glace et des monticules de neige ; à leur sommet, le soleil brûlait leur surface blanc crème.
Franco apparut, comme surgissant d’un banc de brume, et rejoignit Tilde. Jusqu’ici, ils n’avaient arpenté qu’un terrain relativement plat. Mais Tilde et Franco avaient apparemment l’intention d’escalader l’orgue.
Mitch fit halte quelques instants pour attraper son piolet, attaché à son dos. Il releva ses lunettes, s’accroupit, puis tomba sur les fesses en grognant pour examiner ses chaussures. Son couteau eut raison des bouts de glace qui s’étaient logés entre les crampons.
Tilde rebroussa chemin pour venir lui parler. Il leva la tête, ses sourcils noirs et broussailleux formant un pont au-dessus de son nez épaté, ses yeux verts papillonnant sous l’effet du froid.
— Ça nous fait gagner une heure, dit Tilde en désignant l’orgue. Il est tard. Tu nous as ralentis.
De ses lèvres minces sortait un anglais précis, teinté d’un charmant accent autrichien. Dotée d’une silhouette menue mais bien proportionnée, elle avait des cheveux blond cendré protégés par une casquette Polartec bleu marine, un visage d’elfe et des yeux gris clair. Séduisante, mais pas le type de Mitch ; pourtant, ils avaient été amants avant l’arrivée de Franco.
— Ça fait huit ans que je n’ai pas fait d’alpinisme, je te l’ai dit, répliqua Mitch.
Franco le surclassait, et ça se voyait. L’Italien se tenait près de l’orgue, appuyé sur son piolet.
Tilde jaugeait tout, soupesait tout, et ne gardait que ce qu’il y avait de mieux, sans toutefois couper les ponts avec le reste, au cas où ses relations lui seraient utiles à l’avenir. Franco avait des mâchoires carrées, des dents blanches, une tête carrée et des cheveux noirs rasés sur les tempes, un nez aquilin, une peau olivâtre de Méditerranéen, de larges épaules, des bras musclés, des mains fines et très fortes. Il n’était pas trop malin par rapport à Tilde, mais ce n’était pas non plus un crétin. Mitch imaginait sans peine celle-ci s’arrachant à sa forêt autrichienne pour le plaisir de coucher avec Franco, la lumière et les ténèbres, comme deux strates dans une tourte. Il se sentait curieusement détaché de cette image. Tilde faisait l’amour avec une rigueur mécanique qui l’avait un temps déçu, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’elle se contentait d’exécuter les mouvements voulus, l’un après l’autre, un peu comme un exercice intellectuel. Elle mangeait de la même façon. Rien ne pouvait vraiment l’émouvoir, mais elle se montrait parfois spirituelle et avait un sourire adorable qui faisait naître des rides au coin de ses lèvres si minces, si nettes.
— Nous devons redescendre avant le coucher du soleil, dit-elle. Je ne sais pas ce que va donner le temps. Il nous faut deux heures pour arriver à la grotte. Ce n’est pas très loin, mais l’escalade sera dure. Avec un peu de chance, tu auras une heure pour examiner notre découverte.
— Je ferai de mon mieux, dit Mitch. Est-ce qu’on est loin des pistes touristiques ? Ça fait des heures que je n’ai pas vu une balise rouge.
Tilde ôta ses lunettes pour les essuyer, lui adressa un bref sourire dépourvu de chaleur.
— Il n’y a jamais de touristes par ici. La plupart des alpinistes chevronnés évitent aussi ce coin. Mais je le connais comme ma poche.
— La déesse des neiges.
— À quoi t’attendais-tu ? répliqua-t-elle, interprétant cette remarque comme un compliment. Je connais ces montagnes depuis que je suis jeune fille.
— Tu es toujours une jeune fille. Quel âge as-tu ? Vingt-cinq ans ? Vingt-six ?
Tilde ne lui avait jamais révélé son âge. Elle le détailla comme s’il était une pierre précieuse qu’elle réenvisageait d’acquérir.
— J’ai trente-deux ans. Franco en a quarante, mais il est plus rapide que toi.
— Que Franco aille au diable, dit Mitch sans colère.
Tilde retroussa les lèvres en signe d’amusement.
— Nous sommes tous bizarres aujourd’hui, remarqua-t-elle en se retournant. Même Franco le sent. Mais un autre Hibernatus… Combien ça vaudrait ?
Mitch sentit son souffle s’accélérer à cette idée, et le moment était mal choisi. Son excitation se recroquevilla sur elle-même, confondue avec son épuisement.
— Je ne sais pas.
C’était dans un hôtel de Salzbourg qu’ils lui avaient ouvert leurs petits cœurs de mercenaires. Ils étaient ambitieux mais pas stupides ; Tilde était certaine que leur découverte n’était pas un banal corps d’alpiniste. Elle était bien placée pour le savoir. Alors qu’elle avait quatorze ans, elle avait participé à l’évacuation de deux cadavres rejetés par les glaciers. L’un d’eux était vieux de plus de cent ans.
Mitch se demanda comment tourneraient les choses si leur découverte était un authentique Hibernatus. Tilde, il en était sûr, ne saurait pas gérer sur le long terme la gloire et la réussite. Franco était suffisamment peu imaginatif pour s’en tirer, mais elle était fragile à sa façon. À l’instar d’un diamant, elle était assez dure pour couper l’acier, mais frappez-la sous le mauvais angle, et elle se briserait en mille morceaux.
Franco survivrait à la gloire, mais survivrait-il à Tilde ? En dépit de tout, Mitch aimait bien Franco.