— Hé, mon vieux, lui cria-t-il à l’oreille. Réveille-toi et donne-moi un coup de main, sinon, on va mourir ici.
Aucune réaction. Peut-être était-il déjà mort, mais Mitch ne pensait pas qu’on puisse mourir d’une simple chute. Il trouva la torche passée autour du poignet de Franco, la lui ôta, l’actionna, examina les yeux de Franco tout en tentant de les ouvrir avec ses doigts gantés, pas facile, mais ses pupilles étaient petites et dissymétriques. Ouais. Il s’était cogné contre la glace, souffrait d’une commotion et d’un nez cassé. D’où ce nouveau flot de sang. Le sang et la neige mêlés lui faisaient un masque de bouillie rouge. Mitch renonça à lui parler. Il envisagea de couper la corde mais ne put s’y résoudre. Franco l’avait bien traité. Deux rivaux unis par la mort, dans la glace. Une femme aurait-elle un pincement au cœur en l’apprenant ? Mitch en doutait. D’après son expérience, les femmes se fichaient un peu de ce genre de truc. La mort, d’accord, mais la camaraderie virile… Il sentait monter en lui la chaleur et la confusion. Son manteau, son pantalon étaient très chauds. Par-dessus le marché, il avait envie de pisser. Une mort digne semblait hors de portée. Franco gémit. Non, ce n’était pas Franco. La glace vibra sous leurs corps, puis explosa, et ils basculèrent sur le côté. Le rayon de la torche éclaira un immense bloc de glace qui s’élevait, non, c’étaient eux qui tombaient. En effet, et il ferma les yeux dans l’attente du choc. Mais il ne se cogna pas la tête, il eut seulement le souffle coupé. Ils atterrirent dans la neige et le vent cessa net. Des paquets de neige tombèrent sur eux, deux lourds blocs de glace coincèrent la jambe de Mitch. Tout devint calme et silencieux. Il tenta de soulever la jambe, mais une douce chaleur lui résista, alors que l’autre jambe était raidie. C’était donc décidé.
Aussitôt après, il ouvrit grands les yeux et découvrit un soleil d’un bleu aveuglant dont l’éclat occupait la totalité du ciel.
4.
Secouant la tête d’un air gêné, Lado laissa Kaye aux bons soins de Beck pour retourner à Tbilissi. Il ne pouvait pas rester très longtemps loin de l’institut Eliava.
L’ONU envahit le petit Tigre de Rustaveli à Gordi, en louant toutes les chambres. Les Russes dressèrent d’autres tentes et dormirent entre le village et le charnier.
Sous l’œil peiné mais souriant de l’aubergiste, une femme trapue aux cheveux noirs du nom de Lika, les Casques bleus eurent droit à un souper de pain et de pot-au-feu, arrosé de grands verres de vodka. Tous gagnèrent bientôt leurs chambres, excepté Kaye et Beck.
Ce dernier rapprocha une chaise de la table en bois et plaça un verre de vin blanc devant Kaye. Elle n’avait pas touché à la vodka.
— C’est du manavi. Le meilleur du coin – du moins pour notre palais. (Il s’assit et étouffa un rot de son poing serré.) Excusez-moi. Que savez-vous de l’histoire de la Géorgie ?
— Pas grand-chose, dit Kaye. Les récents développements politiques. Et scientifiques.
Beck acquiesça et croisa les bras.
— Il est concevable que nos défuntes mères aient été tuées durant les troubles – durant la guerre civile. Mais je n’ai pas eu connaissance de massacres à Gordi, ni dans les environs. (Il prit un air dubitatif.) Peut-être ont-elles péri durant les années 20, 30 ou 40. Mais vous pensez que non. Au fait, bravo pour le coup des racines. (Il se frotta le nez, se gratta le menton.) C’est un beau pays, mais à l’histoire assez sinistre.
Kaye regarda Beck et pensa à Saul. Sans qu’elle sache pourquoi, la plupart des hommes de cet âge lui faisaient penser à Saul, qui était de douze ans son aîné et se trouvait en ce moment à Long Island, bien plus loin d’elle que ne pouvaient le mesurer de simples kilomètres. Saul si brillant, Saul si faible, Saul dont l’esprit se rouillait un peu plus chaque mois. Elle se redressa et s’étira, faisant racler les pieds de sa chaise sur le sol carrelé.
— Son avenir m’intéresse davantage, déclara-t-elle. La moitié des laboratoires médicaux et pharmaceutiques des États-Unis viennent ici en pèlerinage. L’expertise en Géorgie pourrait sauver des millions de vies.
— Ces fameux virus utiles.
— Oui. Les phages.
— Qui n’attaquent que les bactéries.
Kaye opina.
— J’ai lu que les soldats géorgiens avaient sur eux des flacons pleins de phages durant les troubles, reprit Beck. Ils les avalaient avant d’aller au combat ou les pulvérisaient sur leurs blessures avant d’être évacués sur un hôpital.
Kaye hocha la tête.
— Ils utilisent les phages dans un but thérapeutique depuis les années 20, depuis que Félix d’Hérelle est venu ici pour travailler avec George Eliava. D’Hérelle n’était pas très soigneux ; les résultats obtenus étaient variables, et puis voilà qu’on a découvert les sulfamides et la pénicilline. Jusqu’ici, nous avons quasiment négligé les phages. Du coup, nous nous retrouvons avec des bactéries meurtrières résistant à tous les antibiotiques connus. Mais pas aux phages.
Derrière la fenêtre du petit vestibule, au-dessus des toits des maisons basses, elle distinguait les montagnes luisant au clair de lune. Elle aurait voulu se coucher, mais elle savait qu’elle passerait plusieurs heures sur le petit lit dur sans pouvoir fermer l’œil.
— À un avenir plus agréable, dit Beck.
Il leva son verre et le vida. Kaye sirota une gorgée du sien. La douceur et l’acidité du vin formaient un équilibre des plus harmonieux, qui évoquait un abricot encore vert.