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— E uis im’a’iente, dit-elle. Et Ack aushi.

86.

Comté de Kumash, est du Washington

Mitch était de retour. Une vague impression, puis une horrible réalité. Tout ce qui constituait son identité fut mis de côté comme cela se produit dans les rêves. Son dernier acte en tant que Mitch fut de se palper le visage et de tirer sur le masque, ce masque qui dissimulait une peau neuve et bouffie.

De nouveau, la glace et le roc. Sa femme hurle et sanglote, se convulse sous l’effet de la douleur. Il se retourne, court vers elle et l’aide à se relever, sans cesser un instant de ululer, la gorge brûlante, les bras et les jambes meurtris par les coups, par les injures qu’on lui a assenés sur le lac, dans le village, et comme il les hait, eux qui riaient et le huaient, si laids quand ils agitaient leurs bâtons.

Le jeune chasseur qui a planté un bâton dans le ventre de sa femme est mort. Il l’a terrassé à coups de poing, il l’a fait gémir, puis il lui a brisé la nuque d’un coup de talon, mais il était trop tard, il y avait du sang et sa femme était blessée. Les chamans ont rejoint la foule et tenté de chasser les autres de leurs voix gutturales, de leurs sinistres chants saccadés, si différents des pépiements d’oiseau qu’il est maintenant capable de produire.

Il a emporté sa femme dans leur hutte et tenté de la réconforter, mais elle avait trop mal.

La neige se met à tomber. Il entend les hurlements, les cris de deuil, et il sait que c’est fini. La famille du chasseur mort va les traquer. Sans doute est-elle allée demander la permission de l’Homme-Taureau. Celui-ci n’a jamais aimé les parents masqués, ni leurs enfants visages-plats.

C’est la fin, murmurait souvent l’Homme-Taureau ; les Visages-Plats prennent tout le gibier, poussent le peuple à s’enfoncer un peu plus dans les montagnes chaque année, et voilà que leurs propres femmes les trahissent, qu’elles donnent naissance à de nouveaux enfants visages-plats.

Il est sorti de la hutte, sa femme dans ses bras, a franchi le pont en rondins menant au rivage, pendant que résonnaient les cris de vengeance. L’Homme-Taureau menait la troupe. La traque avait commencé.

La grotte lui avait jadis servi de dépôt de nourriture. Le gibier était rare, la grotte était fraîche, et il y avait conservé des lapins et des marmottes, des glands, de l’herbe et des souris pour sa femme quand il était en chasse. Sinon, les rations du village n’auraient pas suffi à la nourrir. Les autres femmes, dont les enfants avaient toujours faim, avaient refusé de s’occuper d’elle quand son ventre s’était arrondi.

La nuit, il apportait le gibier dans le village pour la nourrir. Il aimait tellement cette femme qu’il avait envie de hurler, de se rouler par terre et de gémir, et il n’arrive pas à croire qu’elle puisse être blessée, en dépit du sang qui imbibe ses fourrures.

Il la porte à nouveau, et elle lève les yeux vers lui, le suppliant de sa voix aiguë, chantante comme une rivière qui coule plutôt que comme une chute de cailloux, pareille à sa propre voix, à sa nouvelle voix. Ils parlent maintenant comme des enfants, pas comme des adultes.

Un jour, il s’est caché près d’un camp de Visages-Plats et les a regardés la nuit venue chanter et danser autour d’un grand feu. Leurs voix étaient aiguës comme des voix d’enfants. Peut-être que sa femme et lui sont en train de devenir des Visages-Plats, peut-être qu’ils iront vivre avec eux quand l’enfant sera né.

Il la porte sur la neige poudreuse, et ses pieds sont engourdis comme des bûches. Elle s’endort quelque temps et ne dit plus rien. Quand elle se réveille, elle pleure et tente de se pelotonner dans ses bras. Alors que la lueur dorée du crépuscule inonde les sommets rocheux et enneigés, il la regarde et s’aperçoit que les poils soigneusement taillés de ses tempes et de ses joues, là où le masque ne les recouvre pas, que tous ses poils sont ternes et sales, sans vie. Elle a l’odeur d’un animal sur le point de mourir.

Il aborde des terrasses rocheuses couvertes d’une neige fraîche et glissante. Puis il marche le long d’une crête enneigée et descend en glissant, sans lâcher sa femme. Il se relève une fois en bas, s’oriente grâce aux parois plates de la montagne et se demande soudain pourquoi tout cela lui semble si familier, comme s’il s’y était entraîné sans répit avec les maîtres chasseurs durant la saison des chèvres.

C’était une époque heureuse. Il y songe en franchissant la dernière étape avec sa femme.

Il utilisait l’atlal[23] à lapins, le plus petit des bâtons de jet, depuis son enfance, mais on ne lui avait permis de porter l’atlal à bison et à élan que lorsque les maîtres chasseurs itinérants étaient venus au village, l’année où ses couilles lui avaient fait mal et où il avait perdu de la semence durant son sommeil.

Puis il était parti avec son père, qui appartenait aujourd’hui au peuple des rêves, à la rencontre des maîtres chasseurs. C’étaient des hommes hideux et solitaires, sales, couverts de cicatrices, aux boucles épaisses. Ils n’avaient pas de village, pas de loi, mais allaient d’un lieu à l’autre pour organiser les hommes quand la chèvre, le cerf, l’élan ou le bison étaient prêts à partager leur chair. Certains disaient qu’ils allaient aussi dans les villages des Visages-Plats et les entraînaient à chasser durant une saison, et, en fait, certains des maîtres chasseurs étaient peut-être des Visages-Plats qui dissimulaient leurs traits sous leurs poils. Mais qui aurait osé le leur demander ? Même l’Homme-Taureau s’en abstenait. Quand ils venaient, tout le monde mangeait bien, et les femmes grattaient les peaux, riaient beaucoup, mangeaient des herbes irritantes et buvaient de l’eau toute la journée, et tous pissaient ensemble dans des calebasses de cuir pour tremper les peaux qu’ils mâchaient ensuite. Il était interdit de chasser les grands animaux sans les maîtres chasseurs.

Il arrive devant l’entrée de la caverne. Sa femme pousse des petits gémissements lorsqu’il la pousse et la roule à l’intérieur. Il se retourne. La neige recouvre les gouttes de sang qui marquent leur passage.

Il comprend alors qu’ils sont perdus. Il se baisse, ses larges épaules raclant l’ouverture, et enroule doucement sa femme dans une peau qui recouvrait la viande pendant qu’elle gelait dans la grotte. Puis il s’insinue dans celle-ci, y traîne sa femme, et ressort pour aller chercher de la mousse et des bâtons sous une corniche où il sait qu’ils seront secs. Il espère que sa femme ne sera pas morte à son retour.

Ô mon Dieu, faites que je me réveille. Je ne veux pas voir ça.

Il ramasse assez de bâtons pour faire un petit feu et les rapporte dans la grotte, où il les aligne, puis fait tourner l’un d’eux en veillant à ce que sa femme ne le voie pas. Faire du feu, c’est une affaire d’hommes. Elle dort toujours. Puis, voyant que le feu ne prend pas et qu’il est trop faible pour faire tourner le bâton, il attrape des silex et les frotte. Il passe un long moment à tenter d’embraser la mousse, jusqu’à en avoir les doigts meurtris et engourdis, puis, soudain, l’Oiseau du Soleil ouvre les yeux et déploie ses petites ailes orangées. Il rajoute des bâtons.

Sa femme gémit à nouveau. Elle s’allonge sur le dos et, de sa voix aqueuse, grinçante, lui dit de s’éloigner. C’est une affaire de femmes. Il décide de ne pas l’écouter, comme cela est parfois permis, et l’aide à faire venir le bébé au monde.

Elle souffre beaucoup et fait beaucoup de bruit, et il se demande comment elle peut avoir autant de vie en elle, après avoir perdu autant de sang, mais le bébé arrive vite.

Non. Je Vous en prie, faites que je me réveille.

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23

«Propulseur» en langue nahuatl (peuple amérindien). Dispositif permettant d’accroître la vitesse initiale et donc la portée ou la force de pénétration d’un projectile. Le propulseur prolonge le bras humain et multiplie sa force. D’après Wikipedia. (N.d.Scan.)