À ce jour, vingt-quatre bébés SHEVA avaient été déposés dans les cliniques communautaires par des mères célibataires ou des familles ayant échappé à la Brigade.
Des enfants trouvés, anonymes, dont il était désormais responsable.
La file d’attente des invités se résorba. Souffrant le martyre dans ses souliers noirs, il étreignit son épouse, lui murmura quelques mots à l’oreille et fit signe à Florence Leighton de le rejoindre à l’intérieur.
— Que nous a envoyé l’Institut national des allergies et des maladies infectieuses ? s’enquit-il.
Mrs. Leighton ouvrit l’attaché-case qui ne l’avait pas quittée de la journée et lui tendit un fax tout frais.
— J’attendais une occasion de vous parler, dit-elle. Le président a appelé, il vous envoie ses félicitations et veut vous voir ce soir à la Maison-Blanche dès que possible.
Augustine lut le fax.
— Kaye Lang a eu son bébé, dit-il en levant la tête, les sourcils arqués.
— C’est ce que j’ai entendu dire.
Mrs. Leighton arborait une expression professionnelle, attentive, indéchiffrable.
— Nous devrions lui transmettre nos félicitations, dit Augustine.
— Je m’en occupe.
Augustine secoua la tête.
— N’en faites rien. Nous avons toujours une politique.
— Oui, monsieur.
— Dites au président que je le verrai à huit heures.
— Et Alyson ? demanda Mrs. Leighton.
— Elle m’a épousé, n’est-ce pas ? répliqua Augustine. Elle sait à quoi s’attendre.
89.
Soutenue par Mitch, Kaye arpentait la chambre pour faire un peu d’exercice.
— Comment allez-vous l’appeler ? demanda Felicity.
Elle était assise sur l’unique chaise et berçait doucement le bébé dans ses bras.
Kaye tourna vers Mitch des yeux interrogateurs. À l’idée de donner un nom à son enfant, elle se sentait vulnérable et prétentieuse, comme si même une mère ne méritait pas ce droit.
— C’est toi qui as fait le plus gros du travail, dit Mitch en souriant. À toi l’honneur.
— Il faut que nous soyons d’accord.
— Je t’écoute.
— C’est une nouvelle sorte d’étoile.
Les jambes de Kaye étaient encore chancelantes. Son estomac lui semblait flasque et à vif, la douleur entre ses jambes lui donnait parfois la nausée, mais elle se rétablissait vite. Elle s’assit au bord du lit.
— Ma grand-mère s’appelait Stella, dit-elle. C’est-à-dire « étoile ». Je pense que nous devrions l’appeler Stella Nova.
Mitch prit le bébé des mains de Felicity.
— Stella Nova, répéta-t-il.
— Un nom qui exprime le courage, commenta Felicity. Ça me plaît.
— Ce sera le sien, dit Mitch en rapprochant le bébé de son visage.
Il huma le sommet de son crâne, la riche odeur, chaude et humide, de ses cheveux. Elle avait le parfum de sa mère, plus un autre. Il sentit des émotions cascader en lui et se mettre en place, bâtissant de robustes fondations.
— Elle focalise l’attention même quand elle est endormie, dit Kaye.
À demi consciente, elle porta une main à son visage et en ôta un lambeau de masque, révélant une parcelle de peau neuve, rose et tendre, rayonnante de minuscules mélanophores.
Felicity vint se pencher sur elle pour l’examiner de près.
— Je n’arrive pas à y croire, dit-elle. C’est à moi que l’on fait un honneur.
Stella ouvrit les yeux et frissonna, comme prise de panique. Elle gratifia son père d’un long regard intrigué, puis se mit à pleurer. Fort et de façon inquiétante. Mitch s’empressa de la tendre à Kaye, qui écarta un pan de sa blouse. Le bébé s’installa et cessa de pleurer. Kaye savoura une nouvelle fois la cérémonie de l’allaitement, la sensualité des lèvres de son enfant sur son sein. Stella garda les yeux fixés sur sa mère, puis tourna la tête sans lâcher le mamelon pour les poser sur Felicity et sur Mitch. Celui-ci se sentit fondre en voyant ses pupilles mordorées.
— Elle est si éveillée, dit Felicity. C’est une charmeuse.
— À quoi vous attendiez-vous ? demanda Kaye dans un murmure, d’une voix légèrement traînante.
Surpris, Mitch se rendit compte qu’elle avait les intonations du bébé.
Stella Nova se mit à gazouiller comme un oiseau sans cesser de téter. Elle chantait pour montrer son contentement, son plaisir.
La langue de Mitch remua derrière ses lèvres, comme par mimétisme.
— Comment fait-elle ça ? demanda-t-il.
— Je n’en sais rien, répondit Kaye.
Et, pour le moment, elle n’en avait visiblement rien à faire.
— Par certains côtés, elle a le comportement d’un bébé de six mois, dit Felicity à Mitch tandis qu’il transportait les bagages de la Toyota à la caravane. Elle semble déjà capable de se concentrer, de reconnaître des visages… des voix…
Elle laissa sa phrase inachevée, comme si elle ne souhaitait pas évoquer la seule différence notable entre Stella et les autres nouveau-nés.
— Elle n’a pas reparlé, fit remarquer Mitch.
Felicity lui tint la porte ouverte.
— Peut-être qu’on a mal entendu, suggéra-t-elle.
Kaye coucha le bébé endormi dans le petit berceau, qu’elle avait placé dans un coin du séjour. Elle le recouvrit d’une couverture légère et se redressa en gémissant.
— Nous avons bien entendu, dit-elle.
Elle s’approcha de Mitch et lui arracha une portion de masque.
— Aïe ! Il est encore trop tôt.
— Écoute, expliqua Kaye, soudain toute de rigueur scientifique. Nous avons des mélanophores. Elle a des mélanophores. La plupart des nouveaux parents, sinon tous, vont aussi en avoir. Et nos langues… Connectées à quelque chose de nouveau dans notre cerveau. (Elle se tapota la tempe.) Nous sommes équipés pour nous occuper d’elle, comme ses égaux, ou presque.
Felicity semblait stupéfaite de cette transition brutale de l’état d’accouchée à celui de scientifique objective. Kaye lui rendit son regard avec un sourire.
— Je n’ai pas passé ma grossesse à ruminer paisiblement. À en juger par ces nouveaux outils, notre fille va être une enfant difficile.
— Comment cela ? s’enquit Felicity.
— Parce que, dans certains domaines, elle ne va pas tarder à nous dépasser.
— Dans tous les domaines, peut-être, ajouta Mitch.
— Vous ne parlez pas littéralement, j’espère, dit Felicity. Déjà, elle ne savait pas marcher à la naissance. Quant à la couleur de sa peau – ces mélanophores, comme vous dites –, c’est peut-être…
Elle agita la main, incapable de formuler sa pensée.
— Ce n’est pas une simple question de couleur, dit Mitch. Je sens les miens.
— Moi aussi, reprit Kaye. Et ils changent. Imagine cette pauvre fille.
Elle jeta un coup d’œil à Mitch. Il acquiesça puis parla à Felicity des adolescents qu’ils avaient rencontrés en Virginie-Occidentale.
— Si j’appartenais à la Brigade, je mettrais en place un soutien psychiatrique pour les nouveaux parents dont les enfants sont morts, dit Kaye. Ils risquent d’avoir à faire un travail de deuil complètement nouveau.
— Comme s’ils avaient reçu le don des langues sans avoir personne à qui parler, renchérit Mitch.
Felicity inspira à fond et porta une main à son front.
— Ça fait vingt-deux ans que je pratique la pédiatrie. À présent, j’ai l’impression que je devrais m’enfuir pour aller me cacher dans la forêt.