— Donne un verre d’eau à cette pauvre femme, dit Kaye. Mais peut-être préférez-vous du vin ? J’aimerais bien boire un peu de vin, Mitch. Ça fait plus d’un an que je n’ai pas touché à l’alcool. (Elle se tourna vers Felicity.) Ce bulletin interdisait-il la boisson ?
— Non. Un peu de vin pour moi, s’il vous plaît.
Une fois dans la cuisine, Kaye rapprocha son visage de celui de Mitch. Elle le regarda intensément et, l’espace d’une seconde, ses yeux se firent vitreux. Ses joues palpitèrent, passant du fauve à l’or.
— Seigneur ! fit Mitch.
— Débarrasse-toi de ce masque, et on aura vraiment quelque chose à se montrer.
90.
— Faisons la fête en l’honneur de la nouvelle espèce, lança Wendell Packer.
Il entra et tendit à Kaye un bouquet de roses. Oliver Merton le suivit, tout sourire, une boîte de chocolats Godiva à la main, et jeta des regards inquisiteurs à l’intérieur de la caravane.
— Où est la petite merveille ?
— Elle dort, dit Kaye en se laissant étreindre. Qui d’autre est là ? demanda-t-elle, ravie.
— On a pu faire entrer Wendell, Oliver et Maria, dit Eileen Ripper. Sans parler de… Regardez !
D’un geste large, elle désigna une vieille fourgonnette garée sous le chêne solitaire. Christopher Dicken descendait non sans difficulté du siège avant droit, les jambes raides. Il prit les béquilles que lui tendait Maria Konig et se tourna vers la caravane. Son œil valide se posa sur Kaye et, l’espace d’un instant, elle crut qu’elle allait se mettre à pleurer. Mais il leva une béquille pour la saluer et elle sourit.
— Les routes sont lamentables, dans le coin, lança-t-il.
Kaye se précipita vers lui pour le serrer dans ses bras. Eileen et Mitch les regardèrent parler quelques instants.
— Un vieil ami ? demanda Eileen.
— Plutôt un frère en esprit, répondit Mitch.
Lui aussi était ravi de voir Christopher, mais il ne put s’empêcher de ressentir une pincée de jalousie.
Comme le séjour était trop petit pour les contenir tous, Wendell se hissa sur la commode de l’entrée pour observer la scène de haut. Maria et Oliver avaient pris place sur le canapé, sous la fenêtre. Christopher s’était assis dans le fauteuil, Eileen sur l’un de ses accoudoirs. Mitch revint de la cuisine, une grappe de bouteilles de vin dans chaque main et une bouteille de champagne coincée sous chaque bras. Oliver l’aida à les disposer sur la table ronde, à côté du canapé, et les déboucha avec soin.
— Vous avez pillé l’aéroport du coin ? lui demanda Mitch.
— Non, celui de Portland. Le choix était plus vaste.
Kaye amena le berceau de Stella Nova et le plaça sur la petite table basse. Leur fille était réveillée. Elle parcourut la pièce d’un œil encore ensommeillé, une petite bulle au coin des lèvres. Sa tête dodelinait légèrement. Kaye se pencha pour ajuster son pyjama.
Christopher la fixa comme si c’était un fantôme.
— Kaye…, commença-t-il d’une voix brisée par l’émotion.
— C’est inutile, dit Kaye en touchant sa main scarifiée.
— Non. J’ai l’impression que je ne mérite pas d’être ici, avec Mitch et avec vous, avec elle.
— Chut. Vous étiez là au tout début.
Christopher sourit.
— Merci.
— Quel âge a-t-elle ? murmura Eileen.
— Trois semaines, répondit Kaye.
Maria fut la première à tendre l’index vers la main de Stella. Les doigts du bébé se refermèrent autour de lui, et elle tira doucement. Stella sourit.
— Voilà un réflexe qui n’a pas disparu, commenta Oliver.
— Oh, taisez-vous. Ce n’est encore qu’un bébé, Oliver.
— Oui, mais elle a l’air si…
— Belle ! insista Eileen.
— Différente, insista Oliver.
— Pour le moment, je ne vois pas vraiment en quoi, intervint Kaye, comprenant ce qu’il voulait dire mais se sentant sur la défensive.
— Nous sommes différents, nous aussi, fit remarquer Mitch.
— Vous avez l’air splendides, je dirai même élégants, lâcha Maria. Dès que les magazines de mode vous auront repérés, ça va être la folie. La belle et petite Kaye…
— Le beau et viril Mitch, poursuivit Eileen.
— Avec leurs joues de poulpe, acheva Kaye.
Ils éclatèrent de rire, et Stella sursauta dans son berceau. Puis elle se mit à gazouiller, et le silence régna de nouveau dans la pièce. Elle gratifia chacun des invités d’un long regard, dodelinant de la tête à mesure qu’elle faisait le tour de l’assemblée, puis revenant sur Kaye et sursautant une nouvelle fois quand elle aperçut Mitch. Elle lui sourit. Mitch se sentit rougir, comme si de l’eau chaude coulait sous ses joues. Le dernier lambeau de masque était tombé huit jours plus tôt, et regarder sa fille était pour lui une expérience hors du commun.
— Ô mon Dieu ! fit Oliver.
Maria les regardait tous les trois, bouche bée.
Stella Nova envoya sur ses joues des ondes fauves et dorées, et ses pupilles se dilatèrent légèrement, les muscles autour de ses paupières dessinant de délicates arabesques sur sa peau.
— C’est elle qui va nous apprendre à parler, déclara fièrement Kaye.
— Elle est absolument splendide, dit Eileen. Je n’ai jamais vu un plus beau bébé.
Oliver demanda la permission de s’approcher et se pencha sur Stella pour l’examiner.
— Ses yeux ne sont pas si grands que ça, ils en ont juste l’air.
— Oliver affirme que les prochains humains devraient ressembler à des extraterrestres descendus d’un OVNI, déclara Eileen.
— Des extraterrestres ? répéta Oliver, indigné. Je démens formellement, Eileen.
— Elle est totalement humaine, protesta Kaye. Ni distincte, ni lointaine, ni différente. C’est notre enfant.
— Bien sûr, s’excusa Eileen en rougissant.
— Désolée, fit Kaye. Ça fait trop longtemps qu’on est ici, avec trop de temps pour réfléchir.
— Ça, je sais ce que c’est, dit Christopher.
— Elle a un nez vraiment spectaculaire, s’étonna Oliver. Si délicat, et si large à la base. Et sa forme… je crois bien qu’elle sera très belle quand elle sera grande.
Stella le considéra d’un air sérieux, les joues incolores, puis détourna les yeux, lassée. Elle chercha Kaye du regard. Celle-ci s’avança dans son champ visuel.
— Maman, pépia Stella.
— Ô mon Dieu, répéta Oliver.
Wendell et Oliver allèrent jusqu’au Little Silver Market et en rapportèrent des sandwiches. Ils mangèrent autour d’une table de pique-nique, derrière la caravane, profitant de la douceur de l’après-midi.
Christopher n’avait pas dit grand-chose, se contentant de sourire quand les autres parlaient. Il mangea son sandwich assis sur une chaise pliante posée sur un carré d’herbe sèche.
Mitch vint s’asseoir dans l’herbe près de lui.
— Stella s’est endormie, dit-il. Kaye est avec elle.
Christopher sourit et but une gorgée de Seven-Up.
— Vous voulez savoir ce qui m’amène jusqu’ici ?
— Oui. Ce serait un bon début.
— Je suis surpris que Kaye m’ait pardonné aussi vite.
— Nous avons subi beaucoup de bouleversements. Pourtant, il nous a semblé que vous nous aviez abandonnés.