Deux des pick-up étaient équipés de râteliers, où étaient accrochés des fusils de chasse et des fusils à pompe. Kaye déglutit en prenant place dans la Toyota près de Stella. Elle leva la vitre, boucla sa ceinture et huma le parfum âcre de sa propre peur.
Mitch apporta son portable, sa ramette de papier, les poussa au fond du coffre, puis referma celui-ci. Kaye composait un numéro sur son mobile.
— Ne fais pas ça, lui ordonna Mitch d’une voix rude en se mettant au volant. Ils vont savoir où nous sommes. Nous appellerons d’une cabine publique, quand nous serons sur l’autoroute.
L’espace d’un instant, les taches de Kaye virèrent au rouge vif.
Mitch la regarda d’un air inquiet et attristé.
— Nous sommes des extraterrestres, marmonna-t-il.
Il démarra. Les sept hommes montèrent à bord des trois pick-up et formèrent le convoi.
— Tu as du liquide, pour l’essence ? s’enquit Mitch.
— Dans mon sac à main. Tu veux te passer des cartes de crédit ?
Mitch éluda la question.
— Le réservoir est presque plein, dit-il.
Stella poussa un petit cri puis se calma comme l’aube commençait à rosir le ciel derrière les collines, où poussaient de rares chênes. Les nuages se massaient à l’horizon, et ils distinguèrent des rideaux de pluie dans le lointain. La lueur de l’aurore semblait irréelle par contraste avec la noirceur des nuages.
La piste du nord était difficile mais pas infranchissable. Les pick-up les escortèrent jusqu’à la jonction, où une pancarte signalait la limite de la réserve et, coïncidence, vantait le casino Wild Eagle. Mauvaises herbes et buissons volants s’étaient amassés contre la clôture en barbelés battue par les vents.
Du ventre des nuages tomba une pluie fine, et les essuie-glaces transformèrent en boue la poussière qui maculait le pare-brise lorsqu’ils quittèrent la piste, franchirent un talus et se retrouvèrent sur l’autoroute, où ils mirent cap à l’est. Un étincelant rayon de soleil matinal, le dernier qu’ils devaient voir ce jour-là, les cloua comme un projecteur alors que Mitch prenait de la vitesse sur la chaussée à deux voies.
— J’aimais bien cet endroit, articula Kaye d’une voix rauque. Dans cette caravane, j’ai été plus heureuse que je ne l’avais jamais été de toute ma vie.
— Tu t’épanouis dans l’adversité, commenta Mitch, tendant une main derrière lui pour agripper la sienne.
— Je m’épanouis avec toi. Avec Stella.
92.
Kaye sortit de la cabine téléphonique et revint vers la voiture. Ils s’étaient garés dans le parking d’un centre commercial de Bend pour faire des provisions. Après s’être occupée des achats, Kaye avait appelé Maria Konig. Mitch était resté avec Stella.
— L’Arizona n’a toujours pas de Bureau de gestion de l’urgence sanitaire, déclara Kaye.
— Et l’Idaho ?
— Il en a un depuis deux jours. Le Canada aussi.
Stella roucoula sur son siège. Mitch l’avait changée quelques minutes plus tôt, ensuite, elle faisait toujours son petit numéro. Il commençait presque à s’habituer à ses bruits mélodieux. Elle arrivait déjà à émettre deux notes en même temps, à casser l’une et à faire varier son intensité ; l’effet produit rappelait deux oiseaux en train de se chamailler. Kaye jeta un coup d’œil par la vitre. Le bébé était perdu dans un autre monde, captivé par l’exploration du son.
— J’ai attiré les regards à la supérette, dit Kaye. J’avais l’impression d’être une lépreuse. Ou pire, une négresse.
Elle cracha ce mot en serrant les dents. Elle posa le sac de provisions sur le siège passager et y plongea une main nerveuse.
— J’ai retiré de l’argent au distributeur, j’ai acheté à manger, et puis je me suis procuré ceci. (Elle montra à Mitch du fond de teint, de la poudre et des produits de maquillage.) Pour nos taches. Je ne sais pas ce que je vais faire pour les petites chansons de Stella.
Mitch se remit au volant.
— Filons avant que quelqu’un appelle la police, lui dit Kaye.
— On n’en est pas encore là, fit Mitch en démarrant.
— Tu crois ça ? Nous sommes marqués ! S’ils nous retrouvent, ils enfermeront Stella dans un camp, bon sang ! Dieu sait ce qu’Augustine a prévu pour nous, pour tous les parents. Réveille-toi, Mitch !
Il sortit du parking en silence.
— Je te demande pardon, murmura Kaye d’une voix brisée. Excuse-moi, Mitch, mais j’ai tellement peur. Nous devons réfléchir, dresser des plans.
Les nuages les suivaient, ciel gris et averses incessantes. Ils franchirent de nuit la limite de la Californie, se garèrent sur une route en terre battue et dormirent dans la voiture, d’un sommeil rythmé par le staccato de la pluie sur le toit.
Kaye maquilla Mitch le matin venu. Il lui appliqua du fond de teint avec maladresse et elle procéda aux retouches nécessaires grâce au rétroviseur.
— Ce soir, on louera une chambre dans un motel, suggéra Mitch.
— Pourquoi courir ce risque ?
— Je pense qu’on a l’air normaux, dit-il avec un sourire d’encouragement. Elle a besoin d’un bain et nous aussi. Nous ne sommes pas des animaux, et je refuse de me comporter comme tel.
Kaye réfléchit tout en allaitant Stella.
— D’accord.
— Nous irons en Arizona et, si nécessaire, au Mexique, voire plus loin. Nous trouverons un endroit où vivre jusqu’à ce que les choses s’arrangent.
— Mais quand s’arrangeront-elles ? murmura Kaye.
Comme Mitch l’ignorait, il ne répondit rien. Il regagna l’autoroute. Les nuages s’effilochaient et, de chaque côté de la route, une étincelante lumière matinale inondait les forêts et les pâtures.
— Soleil ! dit Stella en agitant les poings avec enthousiasme.
Épilogue
Une petite fille potelée, aux cheveux bruns et à la peau basanée striée de traces de poudre, arriva dans la ruelle et passa la tête entre deux garages couleur de poussière. Elle sifflotait doucement, alternant entre deux variations d’un trio pour pianos de Mozart. Un observateur peu attentif l’aurait prise pour l’un des nombreux enfants hispaniques qui jouaient dans la rue et couraient entre les immeubles.
Stella n’avait jamais eu la permission de s’éloigner de la maison que louaient ses parents, à quelques centaines de pas de là. L’univers de la ruelle était tout nouveau. Elle flaira doucement l’atmosphère ; c’était ce qu’elle faisait toujours, sans jamais trouver ce qu’elle cherchait.
Mais elle entendit les voix excitées des enfants qui jouaient, et c’était suffisamment tentateur. Elle s’avança sur les pavés de béton rouge, longeant la façade en stuc d’un garage, poussa un portail métallique et découvrit une petite cour où trois enfants se lançaient un ballon de basket mal gonflé. Ils interrompirent leur jeu pour se tourner vers elle.
— Qui es-tu ? demanda une fillette aux cheveux noirs âgée de sept ou huit ans.
— Stella, répondit-elle. Qui êtes-vous ?
— Nous jouons ici.
— Je peux jouer ?
— Tu as la figure sale.
— Ça s’enlève, regarde. (Stella s’essuya la joue d’un coup de manche, laissant sur le tissu des taches couleur chair.) Il fait chaud aujourd’hui, hein ?