— Lado ! glapit Tamara en lui donnant une tape sur le bras.
Manquant lâcher la corne, il se tourna vers elle en feignant la surprise.
— Quoi ? demanda-t-il. Ce verre n’est pas assez beau ?
Zamphyra se leva et agita l’index dans sa direction. Lado sourit de toutes ses dents, de troll, devenant satyre cramoisi. Il se tourna lentement vers Kaye.
— Que puis-je y faire, ma chère Kaye ? dit-il avec un geste plein d’emphase, faisant tomber de nouvelles gouttes de vin. Elles exigent que vous buviez tout.
Kaye avait déjà absorbé son content d’alcool et doutait de sa capacité à tenir debout. Elle était emplie d’une délicieuse sensation de chaleur et de sécurité, entourée par des amis, dans une ancienne ténèbre peuplée d’ambre et d’étoiles d’or.
Elle avait presque oublié le charnier, Saul et les difficultés qui l’attendaient à New York.
Elle tendit les mains, et Lado dansa jusqu’à elle avec une grâce surprenante, vu la maladresse dont il venait de faire preuve. Il déposa la corne de bouquetin entre ses mains sans avoir renversé une seule goutte.
— À vous, maintenant, dit-il.
Kaye savait ce qu’on attendait d’elle. Au fil de la soirée, Lado avait porté quantité de toasts interminables, pleins de poésie et d’invention. Elle ne se sentait pas capable d’égaler son éloquence, mais elle allait faire de son mieux, car elle avait beaucoup de choses à dire, des choses qui lui trottaient dans la tête depuis son retour du mont Kazbek, deux jours plus tôt.
— Aucun pays sur Terre ne ressemble à la patrie du vin, commença-t-elle en levant la corne. (Tous les convives sourirent et levèrent leurs béchers.) Il n’existe aucun pays qui offre autant de beauté, autant de promesses à ceux qui souffrent dans leur cœur ou dans leur corps. Vous avez distillé de nouveaux nectars pour bannir la pourriture et la maladie qui tourmentent la chair. Vous avez préservé les traditions et les connaissances de sept décennies, les gardant en réserve pour le XXIe siècle. Vous êtes les mages et les alchimistes de l’ère du microscope, et vous rejoignez à présent les explorateurs de l’Occident, avec un immense trésor à partager.
Dans un murmure nettement audible, Tamara traduisait ses propos pour les chercheurs et les étudiants massés autour de la table.
— Je suis honorée d’être ainsi traitée, comme une amie et une collègue. Vous avez partagé avec moi ce trésor, ainsi que le trésor du Sakartvelo : ses montagnes, son hospitalité, son histoire et surtout, surtout, son vin.
Elle leva la corne d’une main et lança :
— Gaumarjos phage ! Gaumarjos Sakartvelos !
Puis elle se mit à boire. Elle était incapable de savourer comme il le méritait le vin de Lado, gardé par la terre et bonifié par les ans, et les larmes lui montèrent aux yeux, mais elle ne voulait pas s’arrêter, que ce soit par crainte d’afficher sa faiblesse ou de voir s’interrompre ce moment. Elle avala goulée après goulée. Le feu se propagea de son estomac à ses membres, et elle manqua succomber à la torpeur. Mais elle garda les yeux ouverts, but le contenu de la corne jusqu’à la dernière goutte, puis la retourna et la brandit devant elle.
— Au royaume microscopique, et à l’œuvre qu’il va accomplir pour nous ! À toutes les gloires, à toutes les nécessités pour lesquelles nous devons pardonner la… la souffrance…
Sa langue se raidit, ses mots se tarirent. Elle s’appuya d’une main sur la table pliante, et Tamara cala discrètement celle-ci pour l’empêcher de se renverser.
— À toutes les choses que… à tout ce dont nous avons hérité. Aux bactéries, nos farouches adversaires, aux petites mères du monde !
Lado et Tamara donnèrent le signal des vivats. Zamphyra aida Kaye à atterrir sur sa chaise pliante depuis des hauteurs apparemment stratosphériques.
— C’était merveilleux, Kaye, lui murmura-t-elle à l’oreille. Revenez à Tbilissi quand vous voudrez. Vous y avez une maison, un abri loin de chez vous.
Kaye sourit et s’essuya les yeux car, sous l’effet de l’alcool autant que des épreuves des derniers jours, elle pleurait à chaudes larmes.
Le lendemain matin, Kaye se sentait vaseuse et un peu déprimée, mais le dîner d’adieu n’eut pas d’autre effet sur son organisme. Avant que Lado la conduise à l’aéroport, elle passa deux heures à arpenter les couloirs de deux des trois bâtiments, à présent presque vides. Le personnel et la majorité des étudiants faisant office d’assistants s’étaient rassemblés dans le hall d’Eliava pour discuter des propositions présentées par les compagnies américaines, britanniques et françaises. C’était un moment crucial pour l’institut ; au cours des deux prochains mois, ses dirigeants allaient probablement décider avec qui et quand ils noueraient des alliances. Mais on ne pouvait rien dire pour l’instant. L’annonce viendrait plus tard.
L’institut affichait les signes de plusieurs décennies de négligence. Dans la plupart des labos, l’épaisse couche de brillante peinture émaillée, blanche ou vert pâle, s’était écaillée et révélait le plâtre lézardé. La plomberie datait au mieux des années 60 ; le plus souvent, on l’avait installée durant les années 20 ou 30. L’étincelant plastique blanc et l’acier inoxydable des équipements neufs faisait encore plus ressortir la Bakélite, l’émail noir, le cuivre et le bois des microscopes et autres instruments antiques. L’un des bâtiments abritait deux microscopes électroniques – de grosses machines encombrantes posées sur de massives plates-formes antivibrations.
Saul leur avait promis avant la fin de l’année trois microscopes scanners à effet tunnel dernier cri… à condition qu’ils sélectionnent EcoBacter parmi leurs nouveaux partenaires. Aventis et Bristol-Myers Squibb étaient sûrement capables de faire mieux.
Kaye s’avança entre les établis, scrutant l’intérieur des incubateurs où se trouvaient des piles de boîtes de Pétri, abritant une couche d’agar-agar brouillée par une colonie bactérienne, où l’on remarquait parfois une tache plus claire, une plaque circulaire, là où les phages avaient tué toutes les bactéries. Jour après jour, année après année, les chercheurs analysaient et cataloguaient les bactéries naturelles ainsi que leurs phages. Pour chaque souche de bactérie, il existe au moins un et souvent plusieurs centaines de phages correspondants, et, à mesure que les bactéries mutent pour se défaire de ces intrus indésirables, les phages mutent pour les soumettre, dans une course poursuite sans fin. L’institut Eliava contenait l’une des plus vastes bibliothèques de phages au monde, et il lui suffisait de recevoir un échantillon bactérien pour produire en quelques jours les phages correspondants.
Au-dessus des équipements flambant neufs, des affiches accrochées au mur permettaient d’admirer les étranges configurations, quasi astronautiques, des phages de la catégorie bien connue T-pair – T2, T4 et T6, appellations datant des années 20 – flottant au-dessus des surfaces comparativement immenses de bactéries Escherichia coli. Photos datées, conceptions datées : on croyait alors que les phages étaient de simples prédateurs, qu’ils s’emparaient de l’ADN des bactéries dans le seul but de produire de nouveaux phages. En fait, la plupart d’entre eux se contentent d’agir ainsi, de réguler la population bactérienne. D’autres, les phages lysogènes, deviennent des passagers clandestins génétiques, se dissimulant au sein des bactéries et insérant dans leur ADN des messages génétiques. Les rétrovirus agissent d’une façon similaire chez les animaux et les grands végétaux.
Les phages lysogènes suppriment leur propre expression, leur propre assemblage, et se perpétuent à l’intérieur de l’ADN bactérien, transmis au fil des générations. Ils sautent par-dessus bord quand leur hôte présente des signes évidents de stress, créant des centaines, voire des milliers de nouveaux phages par cellule, qui jaillissent de l’hôte dans leur fuite.