Un garçon d’une dizaine d’années la regarda d’un œil critique.
— Tu as des taches, déclara-t-il.
— Ce sont des taches de rousseur, dit Stella. C’était la réponse que sa mère lui avait appris à donner aux gens.
— Oui, tu peux jouer, dit une deuxième fillette. (Âgée elle aussi d’une dizaine d’années, elle était grande et pourvue de longues jambes maigres.) Quel âge as-tu ?
— Trois ans.
— Tu ne parles pas comme un bébé.
— Je sais lire et je sais aussi siffler. Écoutez. Elle interpréta simultanément les deux mélodies, observant avec intérêt les réactions de son public.
— Bon Dieu, fit le garçon.
Stella était fière de l’avoir étonné. La grande fille lui lança le ballon, elle l’attrapa adroitement et lui sourit.
— J’adore ça, dit-elle, et son visage s’illumina d’une adorable lueur beige et dorée.
Le garçon la fixa, bouche bée, puis s’assit pour regarder les trois filles jouer sur l’herbe asséchée par la chaleur. Une douce odeur musquée suivait Stella partout où elle allait.
Kaye fouilla à deux reprises toutes les pièces et tous les placards, sans cesser d’appeler frénétiquement sa fille. Elle venait de coucher Stella pour une bonne sieste et, absorbée par l’article qu’elle lisait, ne l’avait pas entendue sortir. Stella était intelligente, et elle ne risquait pas de traverser la rue ni, plus généralement, de se mettre en danger, mais ils habitaient dans un quartier pauvre où l’on avait de fort préjugés envers les enfants comme elle, et où l’on redoutait les maladies qui suivaient parfois les grossesses SHEVA.
Ces maladies étaient bien réelles ; elles étaient dues à d’antiques rétrovirus parfois mortels. Christopher Dicken l’avait découvert trois ans plus tôt, au Mexique, et cela avait failli lui être fatal. Le danger disparaissait quelques mois après la naissance, mais Mark Augustine ne s’était pas trompé. La nature ne donne jamais sans reprendre.
Si un policier apercevait Stella, ou si quelqu’un signalait sa présence, ils risquaient d’avoir des ennuis.
Kaye appela Mitch chez le concessionnaire Chevrolet où il travaillait, à quelques kilomètres de leur domicile, et il lui dit qu’il arrivait tout de suite.
Les enfants n’avaient jamais vu de petite fille comme celle-ci. Sa seule proximité les rendait amicaux et joyeux sans qu’ils sachent pourquoi, sans même qu’ils se posent des questions. Les filles parlaient de vêtements et de chanteurs, et Stella imitait certains de ceux-ci, en particulier Salay Sammi, son préféré. Elle était très douée pour imiter les gens.
Le garçon restait à l’écart, le front ridé par la concentration.
La plus jeune fillette alla chercher des copains, qui à leur tour allèrent en chercher d’autres, et la cour fut bientôt remplie de garçons et de filles. On jouait au papa et à la maman, ou alors aux gendarmes et aux voleurs, et Stella apportait tous les effets sonores désirés mais aussi autre chose, un sourire, une présence, qui calmait et dynamisait ses nouveaux camarades. Certains durent rentrer chez eux, et Stella leur déclara qu’elle avait été ravie de les rencontrer, puis les flaira derrière les oreilles, ce qui les fit rire et les gêna un peu, mais aucun ne se fâcha.
Ils étaient tous fascinés par les taches brunes et dorées sur son visage.
La fillette semblait parfaitement à l’aise, heureuse, mais jamais elle n’avait vu autant d’enfants à la fois. Lorsque des jumelles de neuf ans lui posèrent des questions en même temps, elle leur répondit simultanément. Elles arrivaient presque à comprendre ses paroles, et elles éclatèrent de rire, demandant à la petite fille potelée où elle avait appris ce truc.
Le garçon le plus âgé prit soudain un air décidé. Il savait ce qu’il devait faire.
Kaye et Mitch parcoururent les rues en appelant leur fille. Ils n’osaient pas s’adresser à la police ; l’Arizona avait fini par accepter le décret d’urgence sanitaire et envoyait ses nouveaux enfants dans l’Iowa, où ils étaient étudiés tout en poursuivant leur éducation.
Kaye était bouleversée.
— Ça n’a pris qu’une minute, rien qu’une…
— On va la retrouver, dit Mitch, mais son visage était grave.
Il avait l’air un peu grotesque dans son costume bleu marine, en train d’arpenter les rues poussiéreuses bordées de maisonnettes. Un vent sec et chaud les faisait transpirer.
— Je déteste ça, grommela-t-il pour la millionième fois.
Cette phrase était devenue un mantra familier, par lequel il extériorisait son amertume. Grâce à Stella, il se sentait comblé ; Kaye arrivait à lui restituer une partie de son ancienne existence. Mais quand il se retrouvait seul, le stress le gagnait et il répétait ces mots sans se lasser.
Kaye le prit par le bras et lui répéta qu’elle était navrée.
— Ce n’est pas ta faute, lui dit-il, mais il était toujours en colère.
La fille maigre montra à Stella comment danser. Stella connaissait beaucoup de musiques de ballet ; Prokofiev était son compositeur préféré, et elle restituait les partitions les plus difficiles en sifflant, gloussant et claquant la langue. Un garçonnet blond, plus jeune que Stella, restait tout près d’elle, ouvrant de grands yeux fascinés.
— À quoi on joue maintenant ? demanda la grande fille quand elle se lassa de faire des pointes.
— Je vais chercher mon Monopoly, dit un garçon de huit ans couvert de taches de rousseur ordinaires.
— Et si on jouait à Othemo ? proposa Stella.
Cela faisait une heure qu’ils la cherchaient. Kaye s’arrêta sur le trottoir craquelé et tendit l’oreille. La ruelle qui courait derrière leur maison donnait sur cette rue, et elle avait cru entendre des enfants en train de jouer. Beaucoup d’enfants.
Mitch et elle se frayèrent un chemin entre les garages et les clôtures, cherchant à identifier la voix de Stella dans ce brouhaha.
Mitch fut le premier à l’entendre. Il ouvrit le portail métallique et ils entrèrent dans la cour.
La petite cour était remplie d’enfants, comme une mangeoire d’oiseaux à l’heure du repas. Kaye remarqua tout de suite que Stella n’était pas le point focal de leur attention ; elle était là, tout simplement, sur le côté, en train de jouer une partie d’Othemo, avec ces cartes qui faisaient du bruit quand on les pressait. Si ces bruits correspondaient entre eux ou formaient une mélodie, les joueurs jetaient leurs cartes. Le premier à se défaire de toutes ses cartes avait gagné. C’était l’un des jeux préférés de Stella.
Mitch s’immobilisa à côté de Kaye. Leur fille ne les vit pas tout de suite. Elle bavardait gaiement avec les jumelles et un garçon.
— Je vais la chercher, dit Mitch.
— Attends.
Stella paraissait si heureuse. Kaye était prête à risquer de perdre quelques minutes rien que pour ça.
Puis l’enfant leva les yeux, se redressa d’un bond et laissa les cartes choir de ses mains. Elle tourna la tête en flairant.
Mitch vit un petit garçon entrer dans la cour par le portail de devant. Il avait à peu près l’âge de Stella. Kaye le vit également et le reconnut tout de suite. Ils entendirent une femme lancer des appels en espagnol, et Kaye comprit ce qu’ils signifiaient.
— Il faut qu’on s’en aille, la pressa Mitch.
— Non, fit Kaye en le retenant par le bras. Encore un instant. S’il te plaît. Regarde !
Stella et le garçonnet s’approchèrent l’un de l’autre. Un par un, les autres enfants se turent. Stella tourna autour du garçon, le visage vide de toute expression. Le garçon poussa des petits soupirs, haletant comme s’il venait de courir. Il cracha sur la manche de sa chemise et se frotta le visage. Puis il se pencha vers Stella et la flaira derrière l’oreille. Stella en fit autant, et ils se prirent par la main.