Cependant, malgré cette réserve, je reconnais la dimension précursive d’une nouvelle de science-fiction qui introduit, presque comme en passant, plusieurs idées qui deviendront par la suite des poncifs. D’abord le thème évolutionniste du Horla lui-même sur lequel je reviendrai, et celui de la pluralité des mondes habités[30], mais aussi celui de la parapsychologie et du pouvoir exercé à distance sur des esprits humains, de la possibilité d’êtres qui nous contrôlent et nous exploitent à notre insu, et enfin celui de l’invisibilité due à l’insuffisance de notre perception[31]. Cette nouvelle a certainement inspiré le Guerre aux invisibles (1939) d’Éric Frank Russell, peut-être le thème de L’Homme invisible chez Wells (1897) ou chez Verne (Le Secret de Wilhelm Storitz, 1902, publié en 1910).
Avant d’en venir au personnage du Horla, arrêtons-nous un instant sur l’inspiration de la nouvelle. Pendant longtemps, le refus d’admettre qu’un écrivain aussi notable ait pu galvauder son talent à écrire du fantastique ou, pis encore, du merveilleux scientifique a donné du crédit à une thèse réductrice selon laquelle cette inspiration aurait découlé de la paralysie générale, conséquence de la syphilis, qui devait emporter Maupassant en 1893[32]. On en a fait justice depuis longtemps et Marie-Claire Bancquart ne l’évoque que pour la rejeter. Elle préfère situer la nouvelle dans le courant fantastique[33] qui traverse la fin du XIXe siècle et, en fait, tout le siècle, et emploie même avec raison, pour la qualifier, le terme de science-fiction. Cependant elle néglige une très probable source d’inspiration pour Maupassant, l’œuvre d’Edgar Poe, introduite en France par Baudelaire entre 1848 et 1868, et que Maupassant peut d’autant moins ignorer qu’il lui a consacré un article[34]. Cette filiation est d’autant plus vraisemblable que plusieurs thèmes présents dans Le Horla le sont aussi chez Poe, le double, l’hypnotisme, et surtout la recherche d’un fantastique rationnel qui ne soumette pas la raison à la superstition. Le Horla fait de surcroît appel à la théorie de l’évolution et au darwinisme qui aurait certainement passionné l’auteur d’Eureka (1848) disparu en 1849.
Le Horla ? « Un être nouveau ! pourquoi pas ? Il devait venir assurément ! pourquoi serions-nous les derniers ! Nous ne le distinguons point, ainsi que tous les autres créés avant nous ? C’est que sa nature est plus parfaite, son corps plus fin et plus fini que le nôtre, que le nôtre si faible, si maladroitement conçu, encombré d’organes toujours fatigués, toujours forcés comme des ressorts trop complexes, que le nôtre, qui vit comme une plante et comme une bête, en se nourrissant péniblement d’air, d’herbe et de viande, machine animale en proie aux maladies, aux putréfactions, poussive, mal réglée, naïve et bizarre, ingénieusement mal faite, œuvre grossière et délicate, ébauche d’être qui pourrait devenir intelligent et superbe.
Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, depuis l’huître jusqu’à l’homme. Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie la période qui sépare les apparitions successives de toutes les espèces diverses ? »
Dans cette dernière phrase, on entend comme un écho de l’hypothèse catastrophiste de Cuvier selon laquelle l’enchaînement des espèces correspond à une succession de déluges et de créations, hypothèse récusée puis, sous une autre forme il est vrai, réhabilitée de nos jours.
Mais quelle est l’interprétation que donne Maupassant de ce passage de la primauté de l’homme à celle du Horla ? Elle est tout entière orientée vers le pouvoir, thème récurrent voire dominant dans son œuvre. Et il écrit : « Le règne de l’homme est fini. Il est venu. Celui que redoutaient les premières terreurs des peuples naïfs, Celui qu’exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers évoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaître encore…
… les médecins… ont joué avec cette arme du Seigneur nouveau, la domination d’un mystérieux vouloir sur l’âme humaine devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme, suggestion… Malheur à nous ! Malheur à l’homme. Il est venu le… le… comment se nomme-t-il… il me semble qu’il me crie son nom… le… Horla…
… le Horla va faire de l’homme ce que nous avons fait du cheval et du bœuf : sa chose, son serviteur et sa nourriture, par la seule puissance de sa volonté. Malheur à nous[35]. »
Étrangement, ce texte évoque le passage du livre de Rauschning, Hitler m’a dit[36], où Hitler, apparemment terrorisé, bafouille : « L’homme nouveau vit au milieu de nous ! Il est là ! Cela vous suffit-il ? Je vais vous dire un secret : j’ai vu l’homme nouveau. Il est intrépide et cruel ! J’ai eu peur devant lui ! »
Alors Hitler aurait lu Maupassant ? Ou bien Rauschning ? Comme d’après les historiens, ce dernier n’aurait jamais approché personnellement Hitler et encore moins recueilli ses confidences, la seconde hypothèse est la moins invraisemblable.
Dans l’intérêt de la raison, il convient de distinguer à propos de l’expression ambiguë de théorie de l’évolution, entre le fait de l’évolution des espèces, généralement accepté sauf des créationnistes de tout poil et plume, et les théories qui visent à expliquer ce fait, et qui peuvent être invalidées et précisées sur tel ou tel point. Cette distinction est importante car certains créationnistes avoués ou camouflés, comme Michael Denton, arguent de la relative fragilité des secondes pour contester le premier[37]. Comme toute théorie authentiquement scientifique, la théorie explicative de l’évolution est complexe, inachevée, incomplète et perpétuellement remise en question dans ses détails. Mais ses lacunes et ses incertitudes, les débats entre spécialistes dont elle est l’objet, n’autorisent en rien la négation du fait de l’évolution[38]. Il est essentiel de comprendre que la discussion, la contestation, voire la réfutation, de tel ou tel aspect de la théorie de l’évolution ne conduisent aucunement à son abandon dans sa totalité.
Les explications de l’évolution peuvent être ramenées très schématiquement à quatre périodes qu’on retrouvera dans leurs dérivations littéraires.
Après que le concept de la succession des espèces est devenu à peu près incontestable dès le XVIIIe siècle du fait de l’accumulation des indices paléontologiques, Cuvier, gêné et qui ne souhaite pas s’engager dans des débats théologiques, invoque la succession des déluges : il y a eu plusieurs créations dont les traces demeurent lisibles dans les entrailles de la Terre[39].
Lamarck, plus radical, admet à la génération suivante le transformisme. On lui attribue souvent la paternité de l’idée de l’hérédité des caractères acquis bien qu’elle soit plus ancienne. Comme y insiste Marcel Blanc, Lamarck défend en fait l’idée d’une « évolution de la vie en correspondance avec l’évolution de la Terre » et par extension celle d’un progrès à travers la transformation d’espèces qui ne s’éteignaient pas mais s’adaptaient. Bien qu’elle n’ait jamais reçu, bien au contraire, le début d’une validation scientifique, après avoir été un cheval de bataille de la paléontologie française, elle tient une place importante dans les fictions de Greg Bear comme j’y reviendrai.
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Ce thème est repris dans
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Madame Bancquart indique dans sa préface que cette invisibilité est due à un indice de réfraction des corps différent du nôtre, ce qui n’est pas aussi clairement explicité dans la nouvelle mais découle des exemples donnés, le verre et une nappe d’eau.
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On la trouve encore dans la note de Michel Mourre qui lui est consacrée, in
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Toutefois, elle évacue un peu vite «les diableries et les fantômes de Lewis et de Cazotte» et plus loin «les revenants» renvoyés au XVIIIe siècle au profit d’un fantastique psychologique et social. C’est faire bon marché, entre autres, d’Anatole Le Braz (1859-1926) et d’Erckmann-Chatrian (1822-1899; 1826-1890) qui certes sont provinciaux et donc marginaux et ont puisé dans le folklore (ou l’ont imité) mais ne méritent pas cette exclusion. Madame Bancquart écarte ainsi la raison la plus profonde du rejet du fantastique par la critique et l’enseignement universitaires pendant au moins un siècle: le clan religieux y voit le stigmate de la dégénérescence de la foi, et le clan laïc et rationaliste la considère comme une résurgence de la superstition et du religieux. Ensuite, même une fois ces raisons oubliées, le rejet s’entretient tout seul dans un milieu prodigieusement conservateur. Pour rester sur les marges, et compléter cette exploration du fantastique fin-de-siècle, on se reportera à l’anthologie d’Éric Lysoe,
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J’ai dû abréger cette citation et malheureusement les points de suspension indiquant des coupures interfèrent avec ceux du texte de Maupassant. Le lecteur est prié de se reporter à l’édition citée, pages 628 et 629.
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Éditions Coopération, Paris 1939. Le rapprochement entre cette scène et
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Pour étayer cette préface, je me suis servi notamment de l’excellente synthèse de Marcel Blanc,
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Sur les relations entre paléontologie et théories de l’évolution, voir Éric Buffetaut,