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On peut invoquer trois acteurs de l’évolution : un Grand Ordonnateur, éventuellement divin ou extraterrestre, qui appliquerait un Plan ; la sélection naturelle qui ne laisse subsister que les « plus aptes » dans un environnement présumé stable (ou dynamiquement stable) ; la contingence dont le hasard génétique est un volet et la chute d’astéroïdes (ou les changements climatiques brutaux) un autre. La thèse du Grand Ordonnateur a pour avantage d’éviter la nécessité de toute autre explication, ce qui est aussi son principal inconvénient : une telle position épistémologique n’a jamais été efficace ; il a toujours été possible de trouver des interprétations rationnelles plus détaillées et mieux étayées, même si elles n’étaient ni complètes ni définitives.

La sélection naturelle s’est vu opposer l’impossible définition de l’aptitude, objection qui revient à jouer sur les mots. Sont les « plus aptes » ceux qui survivent et se reproduisent : les forces évolutionnaires agissent comme un filtre du vivant, mais le plus important est ici de comprendre que ce filtre est dynamique et non pas statique ; c’est tout le milieu vivant, tous les écosystèmes, nombreux et complexes, qui se transforment et se rééquilibrent en interagissant, et les règles du jeu de la survie changent constamment ou brusquement. L’évolution sculpte globalement et dans le détail les formes du vivant.

Enfin la contingence a pour inconvénient manifeste d’être imprévisible et d’entrer difficilement dans un schéma bien ordonné, ce qui a longtemps conduit à la considérer avec méfiance comme la réintroduction d’une intervention extérieure, éventuellement divine ; mais elle a l’imparable avantage d’introduire la complexité nécessaire dans le système explicatif qui renonce du coup à être prédictif et normatif.

Ce qu’il y a de fascinant sur deux siècles au moins, c’est que des oppositions comparables s’observent même si les rationalisations ou explications changent : gradualisme contre saltationisme, déluges et cataclysmes contre uniformitarisme, avec d’étonnants retournements idéologiques : Cuvier défend l’idée des déluges pour préserver celle de créations successives, mais Lyell s’y oppose au nom de la constance des desseins divins. Lamarck soutient contre Cuvier le transformisme qui évite l’affront au Créateur que serait la disparition pure et simple d’espèces alors que leur transformation poursuit la création dans le sens d’un Progrès, à travers la grande Chaîne des Êtres jusqu’au plus parfait de tous, l’Homme. Darwin admet l’uniformitarisme géologique de Lyell parce qu’il n’aime pas le cataclysmisme qui lui semble, non sans raison, empreint de souvenirs bibliques, et en cela il fonde avec Lyell une sorte de dogme paléontologique qui rendra difficile à la fin du XXe siècle l’acceptation des extinctions massives d’espèces à la suite de catastrophes telluriques ou cosmiques. Du côté de la génétique, les controverses à portée idéologique ne sont pas moins vives. On ne les détaillera pas ici.

Mais à ne retenir que l’ossature des positions contemporaines, il est surprenant de voir, jusque dans les congrès spécialisés, combien elles reproduisent (les arguments théologiques en moins dans le milieu scientifique) et avec certes infiniment plus d’indices et de subtilité, des thèses pluriséculaires sous-jacentes. Le lamarckisme a subsisté en France, sous une forme ou sous une autre, étonnamment longtemps, jusqu’aux années 1950 au moins, soit par nationalisme, soit parce qu’il est imprégné de catholicisme, soit parce qu’il est progressiste (et planificateur), ou encore parce qu’il apparaît comme un précurseur du lyssenkisme stalinien ; il n’a pas tout à fait rendu son dernier soupir. Et plus récemment, durant les années 1990, la controverse sur la soudaineté de l’extinction des dinosaures qui n’est pas tout à fait close a fait ressurgir de vieilles querelles entre uniformitaristes et catastrophistes, alors qu’il y a de la place pour les deux interprétations. Les convictions idéologiques ont la vie dure surtout dans des sciences éminemment spéculatives. On mesure ici l’importance de Darwin et Wallace, au-delà même de la qualité de leurs travaux : ils rompent sans retour avec la théologie et le créationnisme.

Dans leurs spéculations fictionnelles, Greg Bear et Greg Egan appuient avec bon sens là où ça fait mal, du côté de l’apparition soudaine d’espèces bien constituées en rupture apparente avec leurs prédécesseurs immédiats. Considérons Bear d’abord.

Dans le cas de l’origine de l’homme moderne, il opère une synthèse audacieuse entre les thèses du saltationisme et du transformisme lamarckien. Il y a mutation et il y a transformation d’une espèce d’hommes en une autre. Et pour ce faire il utilise ce qui demeure une énigme du génome.

Jusqu’à quatre-vingts pour cent des gènes sont réputés silencieux ou « inutiles » en ce qu’ils ne codent pour aucune protéine. Les gènes composés d’ADN « utiles », lorsqu’ils s’expriment, produisent des séquences d’ARN messager qui amènent l’usine cellulaire à fabriquer des protéines. Mais les gènes « inutiles » (en dehors de ceux qui contrôlent la syntaxe génétique encore incomplètement élucidée) demeurent apparemment silencieux. L’hypothèse aujourd’hui généralement admise veut que ces séquences d’ADN correspondent soit à des gènes archaïques désactivés soit même à des virus anciens et neutralisés qui se seraient insérés autrefois dans la double hélice. La question se pose donc de savoir ce qui se passerait si on en débarrassait le génome : peut-être rien, peut-être une catastrophe. Greg Bear spécule que l’évolution ne laisse rien subsister d’inutile, en tout cas pas à cette échelle. Ces gènes inutiles ont pour lui une fonction : ils accumulent des mutations favorables qui ne se manifestent pas aussitôt mais demeurent en quelque sorte en réserve. Lorsque l’espèce, en l’occurrence humaine, est soumise à un stress excessif, ces mutations latentes se combinent et donnent naissance à une nouvelle espèce mieux adaptée aux conditions stressantes. C’est la fin des glaciations qui entraîne de la sorte le passage du Néandertalien à l’homme moderne[47]. Et ce sont dans le présent du roman de Bear les stress sociaux, surpopulation et agressivité corrélative, qui déclenchent le passage à l’échelon suivant de l’échelle de Darwin. Bear n’est pas très disert sur la façon dont les mutations positives se produisent, se sélectionnent et s’accumulent avant même d’être directement soumises à la pression du milieu à travers des phénotypes. Une telle évolution non-phylétique évoque les mutations systémiques de Goldschmidt (1930-1940), les « gènes-sauteurs » (ou transposons) de Barbara McClintock (prix Nobel 1983) qui réorganisent le patrimoine génétique en réponse à un stress[48], et l’évolution quantique de Simpson (1944). Elle pourrait aussi trouver un sérieux appui dans la théorie synergique de l’évolution de Denis Buican (1980), qui concilie mutationnisme et darwinisme et introduit différentes formes de sélection à plusieurs niveaux d’intégration du vivant (génétique, cellulaire, individuel et social)[49]. Il n’est pas certain que Bear connaisse cette dernière.

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47

Depuis la rédaction du roman de Greg Bear, des analyses du génome mitochondrial de Néandertaliens semblent bien avoir montré que cette espèce ne pouvait pas être l’ancêtre direct de l’homme moderne mais plutôt une espèce cousine. Toutefois la complexité du mécanisme imaginé par l’auteur peut lui permettre de contourner cette «difficulté».

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48

Mais sans que cette réorganisation ait pour but de faire face à ce stress, contrairement à ce qui se passe dans le roman de Bear.

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49

Voir Denis Buican, Darwin et le darwinisme (PUF, 1987) et La Présélection génotypique et le modèle évolutif (La Pensée et les hommes, Bruxelles, 1980).