Mais il imagine un déclenchement très original de la mutation. Le génome excité par le stress produit un rétrovirus (de type ARN) qui « informe » les organismes de la même espèce de la nécessité de l’activation des mutations dormantes. Ce rétrovirus provoque une « maladie » qui entraîne un profond réaménagement génétique en deux temps. On consultera le roman sur les détails.
En imaginant qu’une espèce procède immédiatement d’une précédente, Bear fait appel au transformisme de Lamarck. Chose curieuse, il en a déjà fait usage de façon explicite dans un autre roman, Héritage[50]. Il y décrit une planète où l’évolution s’est effectuée selon un schéma exclusivement lamarckien par adaptations successives d’êtres quasiment immortels.
Il est à remarquer que les néo-humains de L’Échelle de Darwin puis des Enfants de Darwin ne sont pas les mutants classiques disposant de pouvoirs parapsychiques plus ou moins extravagants. Ils sont simplement plus sociaux, plus conviviaux, que leurs prédécesseurs. Alors que l’Homo sapiens sapiens est extraordinairement expansionniste, prédateur et agressif, ce qui était un facteur de survie dans un monde où sa population globale était réduite et clairsemée mais est devenu contre-productif dès lors que sa surpopulation menace sa cohabitation, son environnement et sa survie, l’Homo post sapiens (qu’on pourrait appeler l’Homo sentiens) répond à ce stress en étant naturellement doux et sociable et en constituant des dèmes, groupes de solidarité intégrale, physiologique, d’une vingtaine de sujets, groupes entre lesquels les relations sont coopératives. Leurs modes de communication, phéromones et taches colorées changeantes[51] sur le visage, les empêchent pratiquement de se mentir entre eux. Loin d’être des surhommes nietzschéens, ce sont des êtres sursocialisés, au moins relativement à leurs ancêtres. Il demeure toutefois difficile de comprendre comment des gènes « intelligents » ont pu prendre connaissance des conditions rencontrées par les phénotypes et choisir, dans la bibliothèque de mutations latentes disponibles, les plus convenables. Dans sa postface aux Enfants de Darwin, Greg Bear après avoir précisé qu’il n’est pas « partisan du hasard néodarwinien » et qu’il n’a pas « opté pour une vision intégriste ou créationniste de nos origines » livre son opinion : « La vie sur Terre est constituée de plusieurs strates de réseaux neuronaux, qui interagissent afin de résoudre des problèmes et ainsi d’accéder à des ressources et de poursuivre leur existence. Toutes les créatures vivantes résolvent des problèmes posés par leur environnement, et toutes se sont adaptées afin de pouvoir résoudre de tels problèmes avec un succès raisonnable. L’esprit humain n’est qu’une variété parmi d’autres de ce processus naturel, et pas nécessairement la plus subtile ni la plus sophistiquée. » On n’est guère loin de l’hypothèse « Gaïa » proposée par James Lovelock et on comprend les affinités de Bear avec le progressisme lamarckien.
Greg Egan propose dans Téranésie une solution plus aventureuse encore. Dans des circonstances très particulières, des êtres vivants explorent dans les possibles coexistant dans une superposition quantique (dans des mondes parallèles si l’on préfère) les différentes solutions évolutionnaires et ils adoptent la meilleure relativement à un environnement donné. L’évolution est ici devenue le produit des calculs d’un ordinateur quantique et elle est donc extraordinairement rapide. Les termes risquant d’introduire une confusion, précisons que cette évolution quantique n’a rien à voir avec celle de Simpson déjà évoquée. J’y reviendrai dans ma préface à venir de ce roman.
Reste que la rapidité de l’évolution phylétique humaine pose un réel problème. Alors que de nombreux mammifères, dont les grands singes, existent sous des formes apparemment stabilisées depuis plusieurs millions d’années, l’homme moderne, apparu il y a cent à deux cent mille ans, aurait évolué à partir de formes antérieures en quelques centaines de milliers d’années. Cette durée peut apparaître très longue mais elle est incroyablement brève eu égard à l’importance des transformations anatomiques et physiologiques enregistrées : développement du crâne, transformation substantielle de l’organisation cérébrale, apparition du langage et de la pensée symbolique. Un indice de la rapidité de cette évolution est classiquement fourni par l’accrochage des organes abdominaux à la paroi postérieure, comme chez un quadrupède, ce qui crée aux bipèdes vieillissants quelques problèmes. L’évolution n’a pas eu le temps d’installer des solutions mieux adaptées à la posture verticale.
Si l’on admet qu’une génération correspond à une vingtaine d’années, cent mille ans ne comptent que cinq mille générations, et cinq cent mille ans que vingt-cinq mille. Une évolution phylétique progressive néodarwinienne semble un peu difficile à loger dans une série aussi brève[52], même si l’on double le nombre. Le concept de l’exaptation (par opposition à adaptation), introduit par Gould, vient un peu améliorer la perspective : il s’agit de la réutilisation de caractères qui ne sont pas immédiatement sélectifs mais qui peuvent se révéler efficaces plus tard, dans des circonstances inédites, ce que Gould appelle le bricolage du vivant à travers l’évolution. On peut se trouver avoir un gros cerveau par contingence et n’en découvrir le mode d’emploi que plus tard. Encore faut-il que ce cerveau, gros consommateur d’énergie, ne se montre pas, dans la période intermédiaire entre son apparition et son plein usage, un facteur négatif de sélection. Soit. Mais pour qu’une telle exaptation se manifeste, il faut que la pression de sélection soit très forte. Et c’est là que mon hypothèse personnelle est beaucoup plus pessimiste, au moins d’un point de vue moral, que celle de Greg Bear.
Mon sentiment est que le filtre dynamique de la pression de sélection, sur lequel j’ai déjà insisté, a été exercé par l’espèce humaine en gestation sur elle-même, le milieu devenant secondaire. L’homme a été son principal ennemi et son principal sélecteur. Une espèce extraordinairement agressive a précipité son évolution néodarwinienne, profitant d’une multitude de micro-mutations en sélectionnant avec une brutalité inédite les variétés les plus efficaces dans ce jeu même de la violence.
Et comme dans une espèce sexuée, la sélection peut être considérablement accélérée à travers celle des mâles, les femelles fécondables étant présumées toutes fécondées (de gré ou de force), ce sont les mâles les plus agressifs, les plus violents et les plus efficaces qui se sont prioritairement reproduits, transmettant au demeurant leurs qualités à leurs rejetons des deux sexes. L’histoire évolutionnaire de l’espèce humaine se serait ainsi édifiée sur le meurtre et le viol. Aucune autre espèce de mammifères ne pratique du reste couramment et constamment, avec autant d’enthousiasme, la lutte à mort et le viol. C’est notre péché originel : nous avons massacré et probablement dévoré nos frères et nos cousins à peine moins performants. D’où la réduction à une seule espèce de ce qui fut presque certainement un buisson foisonnant.
La pression de sélection se serait toutefois exercée aussi dans des directions que nous considérerions volontiers comme plus acceptables : l’allongement de la durée de la vie et la sociabilité corrélative au développement du langage et de la pensée symbolique. Cela implique que ne soit pas prise en considération la seule sélection entre individus mais aussi celle entre petits groupes. La sélection entre groupes, si elle était admise par Darwin, a longtemps été considérée avec suspicion, voire avec hostilité, par les néodarwiniens. Elle est redevenue recevable ces dernières années. Il est difficile en effet d’expliquer autrement le probable doublement de la durée de la vie des humains en quelque cent mille ans[53] soit, rappelons-le, environ cinq mille générations. L’allongement de la durée de la vie au-delà de la période de reproduction doit donc représenter un facteur fortement favorable à la transmission des gènes. On peut proposer deux hypothèses, en apparence contradictoires.
50
Le Livre de Poche n°7234. Dans ma préface à ce roman, j’aborde également les questions de l’origine de la vie et des débuts de l’évolution.
51
Ces taches rappellent celles de certains calmars et celles des caméléons. Un exemple d’évolution convergente!
52
Sauf si l’on imagine des éleveurs comme ces Anglais qui ont porté en quelques siècles la tératologie canine au rang d’un art.
53
Les durées évoquées ici sont forcément approximatives et sujettes à la plus grande caution. Faut-il le rappeler?