Selon la première, la présence de sujets âgés qui ont survécu à de nombreux aléas et acquis des compétences augmente la pression de sélection intraspécifique dans le groupe ; les sujets plus jeunes, en âge de devenir procréateurs ou de procréer, sont soumis à cette pression, et ceux dont les capacités « naturelles » sont inférieures au nouveau niveau définis par les aptitudes et les compétences des plus vieux, tendent à être éliminés. Le processus est cumulatif et dynamique : la faculté d’acquérir des compétences concourt elle-même à la sélection des caractères favorisant cette faculté. C’est un problème assez classique pour les économistes que celui de la définition d’un optimum en situation de concurrence pour l’obtention de ressources rares et, si les conditions s’y prêtent, d’un optimum dynamique qui inclura les innovations. Les groupes soumis à cette sélection rivalisent entre eux, ceux qui recèlent le plus de vieux compétents ayant plus de chances de survivre et de se reproduire, et l’espèce dans son ensemble évolue dans le sens d’une plus grande longévité.
Un aspect plus sympathique de la pression de sélection exercée par les vieux malins tient à la transmission d’informations. À long terme, les groupes qui disposent du plus d’informations au travers du plus grand nombre supportable de vieux malins survivent et se reproduisent mieux que les autres.
Selon la seconde hypothèse qui est revenue à la mode ces dernières années, le facteur favorisant la longévité tiendrait à la protection des jeunes. La présence d’adultes valides, ayant dépassé leur période de fécondité, motivés par le lien affectif propre aux mammifères, et astucieux, protégerait les jeunes et assurerait de surcroît leur éducation. Le groupe se reproduisant ainsi mieux et à un moindre coût disposerait d’un avantage sur les groupes comptant moins de personnes âgées. Sur la longue période, là encore, les groupes comportant les meilleurs gènes de longévité tendraient à l’emporter. On mesure d’une part que ces hypothèses semblent parfois contradictoires, bien qu’elles puissent en fait se compléter[54] plutôt que se contrarier, ou se succéder, dans des ensembles complexes de contraintes. Elles imposent toutefois le recours à des « variables cachées » : il faut notamment que la capacité d’acquisition d’expériences ne soit pas étroitement limitée. Les grands singes ont une certaine capacité à acquérir des connaissances, à utiliser des outils et à transmettre une « culture » mais leurs espèces semblent stabilisées depuis peut-être des millions d’années. La lignée humaine a bénéficié de quelque chose de plus ou d’autre, à travers l’adaptation ou l’exaptation.
Les néodarwiniens classiques n’aiment pas l’idée de la sélection intraspécifique entre petits groupes : elle impliquerait selon eux que ces groupes constituent de relatifs isolats génétiques devant se reproduire principalement entre leurs membres assez longtemps pour que des différences significatives apparaissent entre les groupes ; cette hypothèse incestueuse n’est pourtant pas nécessaire. Richard Dawkins est un partisan fanatique de la thèse du Gène égoïste[55] par ailleurs souvent vérifiée… chez des insectes sociaux, thèse qui privilégie la sélection entre individus (ou un peu au-delà en tenant compte de la proximité génétique). La sélection entre individus est certes la plus facile à comprendre là où pour une espèce donnée les ressources sont rares, la prédation forte et où la simple survie est le facteur déterminant de la reproduction. Seul celui qui survit pour se reproduire transmet ses gènes. Mais comment expliquer alors la longévité humaine qui déborde largement la période de reproduction et surtout l’accroissement relativement récent de cette longévité ?
C’est que, dans la lignée humaine, depuis peut-être des millions d’années, le problème central des protohumains n’est ni la nourriture, ni la menace de prédateurs. Des chasseurs-cueilleurs peu nombreux et se déplaçant facilement en petits groupes ne doivent pas avoir de mal à se nourrir ni même y consacrer beaucoup de temps. Et si j’étais un machairodonte, j’y réfléchirai à deux fois avant de rôder auprès de ces bipèdes teigneux, volontiers solidaires face à un ennemi commun, vifs, inventifs et armés de griffes de silex au bout de longs bâtons. Du reste, les machairodontes ont disparu tandis que les humains sont toujours là.
Le souci principal des protohumains, c’est le sexe et la reproduction. Et si un groupe s’assure un meilleur succès dans l’accès à des femmes (je n’ose plus écrire femelles), que ce soit par la séduction ou par des méthodes plus énergiques, il assure mieux la transmission de ses gènes, par exemple ceux de la longévité et ceux que l’on peut rattacher d’une manière ou d’une autre au langage, à la mémoire et à la performance intellectuelle (pour ne pas dire l’intelligence).
Cependant, même le recours à ces spéculations néodarwiniennes plus ou moins améliorées ne règle pas la question. Les espèces de grands singes ont en gros bénéficié des mêmes circonstances. Elles n’ont pas évolué significativement et sont en voie de disparition. Certes la lignée humaine qui a survécu (et qui n’était pas forcément la meilleure sub specie æternitatis) a probablement éliminé tous ses concurrents de même origine un peu moins chanceux, si bien que la plupart de ses autres possibles nous demeurent inconnus, au moins présentement[56].
Mais il y a quelque chose qui nous échappe plus radicalement dans l’histoire du phylum humain et des possibilités qui se sont ouvertes à lui du fait de sa propre transformation. En un million d’années (deux ou trois si l’on compte large), l’organisation du système nerveux de certains hominidés a connu plus de remaniements que tous les systèmes nerveux de toutes les espèces au cours des deux cents millions d’années précédentes. Et l’on comprend mieux l’attachement de Greg Bear à la perspective lamarckienne même si elle pose une question qu’elle ne résout pas. Il manifeste cet attachement en abordant une question corollaire : celle de l’évolution sur d’autres mondes. Dans Héritage, il décrit comme j’ai déjà dit, sur une autre planète, une évolution de type purement lamarckien. Évitant le modèle généralement considéré comme dominant sur notre planète, il renonce au Principe de Médiocrité.
Lorsqu’on ne sait rien de positif sur un domaine donné, ce qui est le cas en exobiologie, science éminemment conjecturale, et qu’on ne dispose que d’un seul exemple, la prudence méthodologique conduit à adopter le Principe de Médiocrité. Selon ce principe, la Terre n’occupe pas le centre du monde, le Soleil est une étoile quelconque, la Galaxie une nébuleuse moyenne et nous ne bénéficions d’aucun privilège d’espèce. Tout cela est assez vraisemblable et parfois vérifié.
54
Les vieux malins contribuent certes à l’élimination des jeunes insuffisamment performants mais ils protègent les autres.
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Il faut bien voir que l’histoire du phylum humain est hautement spéculative puisqu’elle ne repose que sur l’étude de quelques dizaines de fossiles souvent très incomplets. La découverte de tout nouveau sujet conduit généralement à des réorganisations généalogiques d’envergure. La dernière fois que j’ai consulté une liste présumée exhaustive des fossiles appartenant à la famille des hominidés au sens restreint, il y a une dizaine d’années, elle comportait quatre-vingt-dix spécimens.