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Les phages lysogènes n’ont quasiment aucune utilité dans le cadre de la phagothérapie. Ils sont bien plus que de simples prédateurs. Ces envahisseurs viraux confèrent souvent à leurs hôtes une résistance aux autres phages, voire aux antibiotiques. Parfois, ils transportent des gènes d’une cellule à l’autre, des gènes susceptibles de transformer ces cellules. On sait que les phages lysogènes peuvent transformer des bactéries relativement inoffensives – les souches bénignes de Vibrio, par exemple – en bactéries virulentes comme le Vibrio cholerae. L’apparition dans la viande de bœuf de souches mortelles d’E. coli a été attribuée à des gènes producteurs de toxines transmis par les phages. L’institut consacrait de grands efforts à identifier et à éliminer ces phages de ses préparations.

Kaye, quant à elle, les trouvait fascinants. Elle avait en grande partie consacré sa carrière à l’étude des phages lysogènes en milieu bactérien et à celle des rétrovirus chez les singes et les humains. Des rétrovirus évidés sont d’un usage commun en thérapie génique, en tant que transporteurs de gènes correcteurs, mais la passion de Kaye n’avait guère d’applications pratiques.

Nombre de métazoaires – de formes de vie non bactériennes – sont porteurs dans leurs gènes de résidus dormants d’anciens rétrovirus. Au moins un tiers du génome humain, notre bibliothèque génétique, est composé de ces rétrovirus qualifiés d’endogènes.

Elle avait rédigé trois articles sur les rétrovirus endogènes humains, ou HERV[3], suggérant qu’ils pourraient produire de nouvelles révélations sur le génome – entre autres choses. Saul l’encourageait dans cette voie. « Tout le monde sait qu’ils sont porteurs de petits secrets », lui avait-il dit un jour, pendant qu’il lui faisait sa cour. Celle-ci avait été aussi étrange qu’adorable. Saul lui-même était étrange, et parfois adorable et très tendre ; l’ennui, c’est qu’elle ne savait jamais quand.

Kaye s’arrêta un moment près d’un tabouret en métal et s’appuya d’une main sur son siège en Masonite. Saul avait toujours opté pour la vue d’ensemble ; elle, d’un autre côté, se contentait de succès plus modestes, de bribes de connaissances bien définies. Tant d’appétit, et tant de déceptions. Il avait observé en silence l’ascension de sa jeune épouse. Elle savait qu’il en souffrait. Se voir privé d’un succès colossal, ne pas être reconnu comme un génie, c’était un échec de taille aux yeux de Saul.

Kaye leva la tête et inspira à fond : l’air sentait la javel, la chaleur humide, plus une bouffée de peinture fraîche et de bois neuf provenant de la bibliothèque adjacente. Elle aimait bien ce vieux labo, ses équipements antiques, son humilité, sa longue histoire faite de succès et de temps difficiles. Les journées qu’elle avait passées en ce lieu, et dans les montagnes, étaient parmi les plus agréables de son existence récente. Non seulement Tamara, Zamphyra et Lado l’avaient accueillie avec joie, mais en outre ils semblaient s’être aussitôt ouverts à elle, devenant à ses yeux d’étrangère et d’errante une nouvelle famille des plus généreuses.

Saul allait sans doute connaître un grand succès ici. À double titre, peut-être. Ce dont il avait besoin, c’était de se sentir important et utile.

Elle se retourna et, à travers la porte ouverte, aperçut Tengiz, le vieux laborantin chargé de l’entretien, qui discutait avec un petit jeune homme grassouillet vêtu d’un sweat-shirt et d’un pantalon gris. Ils se trouvaient dans le couloir entre le labo et la bibliothèque. Le jeune homme se tourna vers elle et lui sourit. Tengiz fit de même, opina vigoureusement et la désigna de l’index. Le jeune homme pénétra dans le labo comme s’il était chez lui.

— Kaye Lang ? demanda-t-il en américain, d’une voix où perçait un accent du Sud.

Il était nettement plus petit qu’elle, à peu près du même âge ou un peu plus vieux, avec une courte barbe et des cheveux noirs et frisés. Ses yeux, également noirs, étaient petits et intelligents.

— Oui, répondit-elle.

— Enchanté de faire votre connaissance. Je m’appelle Christopher Dicken. J’appartiens au National Center for Infectious Diseases[4], section Epidemic Intelligence Service[5], à Atlanta – je viens d’une autre Géorgie, bien loin d’ici.

Kaye lui sourit et lui serra la main.

— J’ignorais votre présence. Qu’est-ce que le NCID, le CDC[6]… ?

— Il y a deux jours, vous vous êtes rendue sur un site près de Gordi, la coupa Dicken.

— On nous en a chassés.

— Je sais. J’ai vu le colonel Beck hier.

— Pourquoi cela vous intéresse-t-il ?

— Pour rien, sans doute. (Il plissa les lèvres et arqua les sourcils, puis haussa les épaules en souriant.) D’après Beck, les Casques bleus et les Forces pacificatrices russes se sont retirés de la zone pour retourner à Tbilissi, à la demande expresse du Parlement et du président Chevardnadze. Bizarre, non ?

— Mauvais pour les affaires, murmura Kaye.

Tengiz tendait l’oreille dans le couloir. Kaye le considéra en plissant le front, intriguée plutôt que contrariée. Il s’éloigna.

— Ouais, fit Dicken. De vieilles histoires. Mais vieilles de combien d’années, à votre avis ?

— Quoi donc… le charnier ?

Dicken hocha la tête.

— Cinq ans. Peut-être moins.

— Les femmes étaient enceintes.

— Oui…

Elle marqua une pause quelques instants, se demandant pourquoi l’événement intéressait un envoyé du CDC.

— Les deux que j’ai examinées, précisa-t-elle.

— Aucune chance d’erreur ? C’étaient peut-être des enfants nés à terme et introduits dans le charnier.

— Non. Ils étaient à leur sixième ou septième mois de gestation.

— Merci.

Dicken tendit une main et serra poliment celle de Kaye. Puis il se dirigea vers la porte. Tengiz, qui était resté dans le couloir, s’écarta vivement pour le laisser passer. L’enquêteur de l’EIS se retourna une dernière fois pour saluer Kaye.

Tengiz inclina la tête sur le côté et se fendit d’un sourire édenté. De toute évidence, il se sentait coupable.

Kaye fonça vers la sortie et rattrapa Dicken dans la cour. Il s’installait au volant d’une petite Nissan de location.

— Excusez-moi ! lança-t-elle.

— Désolé. Il faut que j’y aille.

Dicken claqua la portière et fit démarrer le moteur.

— Bon Dieu, vous avez le chic pour éveiller les soupçons ! s’exclama Kaye, assez fort pour qu’il l’entende.

Dicken baissa sa vitre et eut une grimace affable.

— Des soupçons à quel propos ?

— Qu’est-ce que vous foutez ici ?

— Il y a eu des rumeurs, dit-il en regardant par-dessus son épaule pour voir si le chemin était dégagé. C’est tout ce que je peux dire.

Il négocia un demi-tour sur le gravier et s’en fut, passant entre le bâtiment principal et le deuxième labo. Kaye croisa les bras et le regarda partir en fronçant les sourcils.

Lado l’appela depuis une fenêtre du bâtiment principal.

— Kaye ! Nous avons fini ! Vous êtes prête ?

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3

Human Endogenous RetroVirus. (N.d.T.)

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4

Centre national des maladies infectieuses. (N.d.T.)

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5

Agence de renseignement sur les épidémies. (N.d.T.)

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6

Center for Disease Control and Prevention. (N.d.T.)