Malheureusement, le Principe de Médiocrité, auquel il n’est fait appel qu’en l’absence de toute population statistiquement observable, conduit parfois à des conclusions fâcheuses et peut-être absurdes : ainsi puisque la civilisation humaine a de six à huit mille ans et que le plus probable est qu’elle se situe aujourd’hui au sommet de la courbe de Gauss des civilisations, elle devrait avoir disparu dans six à huit mille ans. Il devient même possible d’évaluer la probabilité qu’elle atteigne les cent mille ans, et cette probabilité est quasiment nulle.
La question est de savoir si le Principe de Médiocrité s’applique également aux différentes étapes de la vie observées sur Terre. Mon opinion personnelle est qu’on peut distinguer quatre grandes étapes dans l’évolution de la vie terrestre, la provirale (ARN et/ou ADN), la procaryote (qui implique déjà probablement la symbiose de plusieurs formes d’êtres vivants bien organisés), l’eucaryote ou pluricellulaire, ou encore métazoaire, et finalement la symbolique, toute récente, avec l’humanité, le langage, les mathématiques et les prix littéraires. Il n’est pas du tout certain que le Principe de Médiocrité s’applique aisément à la procession de ces quatre étapes entre lesquelles il semble que quelque chose de très singulier soit chaque fois advenu. Il est assez difficile de l’admettre pour la planète Terre.
Admettons que le Soleil soit une étoile de type assez ordinaire. Il reste à établir qu’une planète d’une taille précise, ni trop petite, ni trop grosse, et en orbite dans une zone non moins définie autour de son étoile, soit commune dans le cosmos ; cela est assez vraisemblable. Encore faut-il qu’elle dispose d’un satellite disproportionné, en l’occurrence la Lune, issue d’un improbable cataclysme, qui provoque des effets de marée peut-être indispensables à l’apparition de la vie et presque certainement à sa migration hors des océans. Il faut aussi, afin d’accélérer un peu les choses, que cette planète soit soumise périodiquement à des extinctions massives d’espèces, possiblement provoquées par des bombardements d’astéroïdes, et que notamment un groupe très prospère qui avait vécu à peu près paisiblement pendant deux cents millions d’années, les dinosaures, soit éradiqué par une catastrophe inattendue pour laisser place à des rats négligeables qui devaient donner naissance à une race merveilleuse d’observateurs conscients de l’univers, dont un représentant signe cette préface sceptique. Cela fait beaucoup de circonstances singulières, et encore a-t-on négligé ici la plupart de celles qu’enfilent les tenants du principe anthropique fort. À moins qu’un projet n’ait enchaîné cette incroyable série.
En invoquant la contingence, Stephen Jay Gould balaie la tentation du Principe de Médiocrité et par extension celle du projet et du téléfinalisme. La vie a pu surgir ailleurs, et même fréquemment puisqu’elle semble apparue sur Terre très peu de temps après que la planète s’est à peu près stabilisée. Elle est peut-être une propriété émergente et à peu près inéluctable de l’univers physico-chimique. Mais la succession de hasards qui a orienté la vie sur Terre n’a aucune probabilité raisonnable de se reproduire sur d’autres mondes, et l’évolution, qui peut dans son principe être souvent à l’œuvre, a suivi ailleurs d’autres voies, comme le suggère Greg Bear.
L’intelligence est peut-être rare, elle est peut-être différente ; elle est peut-être unique, ce qui serait pour nous flatteur mais redoutable. Si toutefois, par rationalisme exacerbé, on s’en tient au Principe de Médiocrité, il faut en accepter les conséquences : il n’y a aucune raison pour que notre espèce soit exceptionnelle et occupe le sommet de l’échelle. Notre position ne peut être que moyenne. Il y a donc nécessairement, dans l’univers, et même sur notre planète, des êtres supérieurs à l’homme. On les appelle les Horla. Pour les plus petits d’entre eux.