— Oui ! répondit Kaye en se dirigeant vers lui. Vous l’avez vu ?
— Qui ça ? demanda Lado, le visage inexpressif.
— Un envoyé du CDC. Il m’a dit s’appeler Dicken.
— Je n’ai vu personne. Ils ont une antenne dans la rue Abacheli. Vous devriez l’appeler.
Elle secoua la tête. Elle n’avait pas le temps et, de toute façon, ça ne la regardait pas.
— Aucune importance, dit-elle.
Lado se montra étrangement sombre lors du trajet.
— Les nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises ? demanda-t-elle.
— Je n’ai pas le droit d’en parler. Nous devons… comment dites-vous ?… envisager toutes les options. Nous sommes pareils à des enfants égarés dans les bois.
Kaye acquiesça et regarda droit devant elle lorsqu’ils entrèrent dans le parking. Lado l’aida à porter ses valises dans le terminal international flambant neuf, sous les yeux vifs des chauffeurs de taxi attendant le client. Il y avait une file d’attente tolérable devant le guichet de British Mediterranean Airlines. Kaye se sentait déjà entre deux mondes, plus proche de New York que de la Géorgie de Lado, de l’église de Gergeti et du mont Kazbek.
Alors qu’elle se présentait au guichet, sortant son passeport et son billet, Lado croisa les bras à côté d’elle, plissant les yeux pour contempler le soleil aqueux derrière les baies vitrées du terminal.
La guichetière, une jeune femme blonde à la pâleur de spectre, scruta lentement billet et pièce d’identité. Puis elle leva la tête et déclara :
— Pas de décollage. Pas de départ.
— Je vous demande pardon ?
L’autre leva les yeux au ciel, comme en quête de courage ou d’astuce, et fit une nouvelle tentative.
— Pas de Bakou. Pas de Heathrow. Pas de Kennedy. Pas de Vienne.
— Quoi, ils sont déjà partis ? demanda Kaye, exaspérée.
Impuissante, elle se tourna vers Lado, qui enjamba la barrière de sécurité et s’adressa à la jeune femme sur un ton sévère et réprobateur, puis désigna Kaye et haussa ses épais sourcils, comme pour dire : V.I.P. !
Les joues de la guichetière s’empourprèrent. Avec une infinie patience, elle regarda Kaye droit dans les yeux et, s’exprimant dans un débit précipité, lui expliqua en géorgien que le temps se gâtait, qu’il y avait des menaces de grêle, une tempête d’une force inhabituelle. Lado traduisit des bribes de sa tirade : grêle, inhabituelle, bientôt.
— Quand pourrai-je partir ? demanda Kaye.
Lado écouta les explications de la jeune femme d’un air sévère, puis haussa les épaules et se tourna vers Kaye.
— La semaine prochaine, le prochain vol. Ou alors l’avion pour Vienne, mardi. Soit après-demain.
Kaye opta pour cette solution. Il y avait maintenant quatre personnes derrière elle, qui montraient des signes d’impatience et d’amusement. À en juger par leur langage et leurs vêtements, elles ne se rendaient sûrement pas à New York ni à Londres.
Lado l’accompagna à l’étage et s’assit en face d’elle dans la salle d’attente résonnant d’échos. Elle avait besoin de réfléchir, de faire des plans. Quelques vieilles femmes vendaient des cigarettes et des parfums occidentaux, ainsi que des montres japonaises, dans des petits stands disposés sur le pourtour de la salle. Non loin de là, deux jeunes gens dormaient sur des banquettes en vis-à-vis, ronflant en cadence. Les murs étaient tapissés d’affiches en russe, en arabesques géorgiennes, en allemand et en français. Des châteaux, des plantations de thé, des bouteilles de vin, des montagnes soudain petites et lointaines dont les couleurs pures survivaient même à l’éclairage fluorescent.
— Je sais, vous devez appeler votre mari, vous allez lui manquer, dit Lado. Nous pouvons retourner à l’institut – vous y êtes toujours la bienvenue !
— Non, merci, dit Kaye, se sentant soudain mal à l’aise.
Rien à voir avec une quelconque prémonition : elle lisait dans Lado comme dans un livre ouvert. Quelle erreur avaient-ils commise ? Une grande compagnie leur avait-elle fait une offre encore plus alléchante ?
Comment Saul allait-il réagir en apprenant la nouvelle ? Il était persuadé que les démonstrations d’amitié et de charité pouvaient déboucher sur des relations d’affaires solides, et cet optimisme avait déterminé toute leur stratégie.
Ils étaient si proches.
— Le palais Metechi, dit Lado. Le meilleur hôtel de Tbilissi… de toute la Géorgie. Je vous emmène au Metechi ! Vous serez une vraie touriste, comme dans les guides de voyage ! Peut-être que vous aurez le temps de vous baigner dans les sources chaudes… de vous détendre avant de rentrer chez vous.
Kaye acquiesça en souriant, mais, de toute évidence, le cœur n’y était pas. Obéissant à une impulsion subite, Lado se pencha vers elle et lui agrippa la main de ses doigts secs, craquelés, durcis par tant de lavages et d’immersions. Il tapa leurs mains jointes sur le genou de Kaye.
— Ce n’est pas la fin ! Ce n’est qu’un commencement ! Nous devons tous nous montrer forts et pleins de ressources !
Kaye sentit les larmes venir. Elle se tourna de nouveau vers les affiches – l’Elbrouz et le Kazbek festonnés de nuages, l’église de Gergeti, les vignobles et les champs cultivés.
Lado leva les bras au ciel, lâcha une bordée de jurons en géorgien et se leva d’un bond.
— Je leur ai dit que ce n’était pas la meilleure solution ! insista-t-il. Je l’ai dit aux bureaucrates du gouvernement : ça fait trois ans que nous travaillons avec vous, avec Saul, et il ne faut pas barrer ça d’un trait de plume ! On n’a pas besoin d’exclusivité, hein ? Je vous emmène au Metechi.
Kaye le remercia d’un sourire, et il se rassit, les épaules voûtées, secouant la tête et croisant les doigts.
— C’est scandaleux, dit-il, ce qu’on doit faire dans le monde d’aujourd’hui.
Les jeunes gens ronflaient toujours.
7.
Le hasard voulut que Christopher Dicken arrive à l’aéroport Kennedy le même soir que Kaye Lang et l’aperçoive alors qu’elle attendait de passer la douane. Elle posait ses bagages sur un chariot et ne le remarqua pas.
Elle paraissait vannée. Dicken lui-même avait passé trente-six heures en avion et revenait de Turquie avec deux mallettes verrouillées et un sac de voyage. Étant donné les circonstances, il ne tenait pas à rencontrer Lang une nouvelle fois.
Dicken ignorait pourquoi il était allé la voir à Eliava. Peut-être parce qu’ils avaient vécu séparément les mêmes horreurs près de Gordi. Peut-être pour savoir si elle était au courant de ce qui se passait aux États-Unis et qui lui avait valu d’y être rappelé ; peut-être, tout simplement, pour faire la connaissance de la femme séduisante et intelligente dont il avait vu la photo sur le site web d’EcoBacter.
Il présenta sa carte du CDC et son certificat d’importation du NCID à un officier des douanes, remplit les cinq formulaires obligatoires et gagna un hall vide par une porte dérobée. L’abus de café imprégnait son esprit d’amertume. Il n’avait pas dormi durant le trajet et avait englouti cinq tasses pendant l’heure précédant l’atterrissage. Il avait besoin de temps pour faire des recherches, réfléchir à la situation et se préparer à son entretien avec Mark Augustine, le directeur du CDC.
En ce moment, Augustine se trouvait à Manhattan, où il participait à une conférence sur les nouveaux traitements du sida.
Dicken transporta ses bagages jusqu’au parking. Comme il avait perdu toute notion de temps dans l’avion, puis dans le terminal, il fut un peu surpris de découvrir que le soir tombait sur New York.