Après avoir traversé un labyrinthe d’escaliers et d’ascenseurs, il sortit du parking longue durée au volant de sa Dodge de fonction et contempla le ciel d’un gris sinistre qui s’étendait au-dessus de Jamaica Bay. Il y avait de la circulation sur la Van Wyck Expressway. D’un geste plein de sollicitude, il cala les mallettes scellées sur le siège passager. La première contenait quelques flacons de sang et d’urine provenant d’une patiente turque, ainsi que des échantillons prélevés sur son fœtus avorté, le tout conservé dans de la neige carbonique. Dans la seconde, il y avait deux sachets en plastique scellés abritant des tissus musculaires et épidermiques momifiés, obtenus grâce au colonel Nicholas Beck, responsable de la mission pacificatrice des Nations unies en république de Géorgie.
Dicken ignorait si ces tissus provenant du charnier de Gordi avaient un rapport avec son enquête, mais il commençait à élaborer certaines hypothèses – des hypothèses aussi étranges qu’inquiétantes. Il venait de passer trois ans à traquer l’équivalent viral d’un snark, une maladie sexuellement transmissible qui ne frappait que les femmes enceintes et déclenchait invariablement des fausses couches. Potentiellement une véritable bombe, exactement ce qu’Augustine lui avait demandé de dénicher : quelque chose de si horrible, de si provocant, que les fonds octroyés au CDC seraient obligatoirement revus à la hausse.
Au cours de ces trois dernières années, Dicken s’était rendu à maintes reprises en Ukraine, en Géorgie et en Turquie, dans l’espoir de rassembler des échantillons et de dresser une carte épidémiologique. Et, à maintes reprises, les fonctionnaires de la santé de ces trois nations lui avaient mis des bâtons dans les roues. Ils avaient leurs raisons. Dicken avait eu vent d’un nombre indéterminé de charniers – entre trois et sept – contenant des cadavres d’hommes et de femmes mis à mort dans le seul but d’empêcher la propagation de cette maladie. Il avait eu un mal fou à se procurer des échantillons auprès des hôpitaux, même dans des pays ayant signé un accord avec le CDC et l’Organisation mondiale de la santé. Il n’avait pu visiter qu’un seul charnier, celui de Gordi, et ce uniquement parce qu’il faisait déjà l’objet d’une enquête de l’ONU. Il avait prélevé ses échantillons une heure après le départ de Kaye Lang.
C’était la première fois que Dicken découvrait une conspiration ayant pour but de dissimuler l’existence d’une maladie.
Son travail était sans doute de la plus haute importance, parfaitement conforme aux vœux d’Augustine, mais il allait bientôt passer au second plan, sinon à la trappe. Pendant que Dicken se trouvait en Europe, son gibier s’était subitement manifesté dans le terrain de chasse du CDC. Un jeune chercheur du Centre médical de l’UCLA, en quête d’un point commun entre sept fœtus avortés, avait découvert un virus inconnu. Il avait transmis ses prélèvements à des épidémiologistes de San Francisco financés par le CDC. Ceux-ci avaient copié et séquencé le matériel génétique du virus. Ils avaient aussitôt communiqué leurs résultats à Mark Augustine.
Et celui-ci avait rappelé Dicken.
Il circulait déjà des rumeurs sur la découverte du premier rétrovirus endogène humain infectieux. Et la presse se faisait à présent l’écho d’un virus responsable de fausses couches. Pour l’instant, personne n’avait fait le rapprochement, excepté au sein du CDC. Dans l’avion qui le ramenait de Londres, Dicken avait passé à grands frais une demi-heure sur Internet, accédant à des sites et à des listes de diffusions spécialisés parmi les mieux informés, n’y trouvant aucune description précise de la découverte, rien qu’une curiosité aussi forte que prévisible. Ce qui n’avait rien d’étonnant. Il y avait un prix Nobel à la clé… et Dicken aurait parié que son futur lauréat était Kaye Lang.
En tant que chasseur de virus professionnel, Dicken était depuis longtemps fasciné par les HERV, les fossiles génétiques des maladies du passé. Il avait commencé à s’intéresser à Lang deux ans plus tôt, quand elle avait publié trois articles décrivant des locus du génome humain, sur les chromosomes 14 et 17, où l’on trouvait des éléments de HERV potentiellement complets et infectieux. Le plus détaillé de ces trois articles était paru dans Virology : « Un modèle pour l’expression, l’assemblage et la transmission latérale des gènes env, pol et gag chromosomiquement dispersés : des anciens éléments rétroviraux viables chez l’homme et chez le singe. »
Pour l’instant, la nature et l’ampleur possible de l’épidémie étaient tenues secrètes, mais quelques membres du CDC avaient déjà connaissance du fait suivant : les rétrovirus découverts dans les fœtus avortés étaient génétiquement identiques à des HERV qui faisaient partie du génome humain depuis que les singes du Vieux Continent et du Nouveau Monde étaient apparus sur l’échelle de l’évolution. Tous les êtres humains étaient porteurs de ces HERV, mais ceux-ci n’étaient plus des détritus génétiques ni des fragments abandonnés. Quelque chose avait stimulé leurs segments dispersés pour exprimer puis assembler les protéines et l’ARN qu’ils encodaient afin de former une particule capable de quitter l’organisme et d’infecter un autre individu.
Les sept fœtus avortés présentaient tous de graves difformités.
Ces particules causaient une maladie, probablement celle-là même que Dicken traquait depuis trois ans. On lui avait déjà trouvé un nom au sein du CDC : la grippe d’Hérode.
Grâce à ce mélange de chance et d’intelligence qui est l’apanage des grandes carrières scientifiques, Lang avait très précisément localisé les gènes apparemment responsables de la grippe d’Hérode. Mais elle n’avait pour l’instant aucune idée de ce qui se passait ; il l’avait lu dans ses yeux à Tbilissi.
Un autre détail avait attiré l’attention de Dicken. En collaboration avec son mari, Kaye Lang avait écrit des articles sur la signification évolutionnaire des éléments génétiques transposables, surnommés les gènes sauteurs : les transposons, les rétrotransposons et même les HERV. Ces éléments transposables peuvent modifier le lieu, le moment et la façon dont les gènes s’expriment, causant ainsi des mutations et altérant en fin de compte la nature physique d’un organisme.
Jadis, ces éléments transposables, ces rétrogènes, avaient sans doute été les précurseurs des virus ; certains avaient muté et appris à quitter la cellule, abrités par des capsides et des enveloppes protectrices, l’équivalent génétique d’un scaphandre spatial. Quelques-uns étaient revenus sous la forme de rétrovirus, pareils à des fils prodigues ; au fil des millénaires, certains rétrovirus avaient infecté des cellules de la lignée germinale – ovules, spermatozoïdes ou leurs précurseurs – et perdu leur puissance. Ils étaient devenus des HERV.
Durant ses séjours en Ukraine, Dicken avait eu vent, grâce à des sources dignes de foi, de femmes accouchant d’enfants présentant des anomalies plus ou moins subtiles, d’immaculées conceptions, de villages entiers rasés et stérilisés… Les conséquences d’une épidémie de fausses couches.
Des rumeurs, rien de plus, mais toutefois évocatrices, fascinantes à ses yeux. Dans l’exercice de la chasse, Dicken se fiait à son instinct bien affûté. Ces récits faisaient écho à des idées qui le travaillaient depuis plus d’un an.
Peut-être s’agissait-il d’une conspiration de mutagènes. Peut-être que Tchernobyl, ou une autre catastrophe nucléaire survenue en Russie, avait activé le rétrovirus endogène responsable de la grippe d’Hérode. Cependant, il n’avait encore exposé cette théorie à personne.
Dans le Midtown Tunnel, un camion décoré de vaches souriantes et dansantes fit une embardée et faillit l’emboutir. Il se mit debout sur les freins.