Secoué par le gémissement des pneus et la collision évitée de justesse, il fut pris d’une soudaine suée et sentit céder le barrage qui retenait sa colère et sa frustration.
— Va te faire foutre ! hurla-t-il au routier invisible. La prochaine fois, je transporterai le virus Ébola !
Il n’était guère d’humeur charitable. Le CDC allait être obligé de révéler ses informations au public, peut-être dans quelques semaines. À ce moment-là, si les projections étaient exactes, il y aurait plus de cinq mille cas de grippe d’Hérode dans les seuls États-Unis.
Et Christopher Dicken ne serait, au mieux, crédité que d’un bon boulot de subalterne.
8.
La maison vert et blanc, d’un style colonial datant des années 40, imposante en dépit de sa taille moyenne, se dressait au sommet d’une petite colline, entourée de chênes et de peupliers d’un âge respectable, ainsi que de rhododendrons que Kaye avait plantés trois ans plus tôt.
Elle avait téléphoné depuis l’aéroport, découvrant un message laissé par Saul. Occupé au labo d’un client de Philadelphie, il ne comptait rentrer que dans la soirée. Il était à présent dix-neuf heures, et le crépuscule brossait un ciel splendide au-dessus de Long Island. Des nuages cotonneux se libéraient d’une masse d’un gris sinistre en train de se dissiper. Sur les branches des chênes, les moineaux faisaient autant de bruit que tout un jardin d’enfants.
Elle ouvrit la porte, poussa ses valises dans l’entrée et composa le code qui désactivait l’alarme. La maison sentait le renfermé. Alors qu’elle posait ses bagages, l’un de leurs deux chats, un tigré orange baptisé Crickson, surgit de la salle de séjour, claquant doucement des griffes sur le plancher en teck du couloir. Kaye le prit dans ses bras, le gratta sous le menton, et il se mit à ronronner et à miauler comme un jeune faon malade. Temin, le second chat, était invisible. Sans doute était-il dehors en train de chasser.
Son cœur se serra lorsqu’elle découvrit la salle de séjour. Du linge sale s’y étalait un peu partout. Devant le canapé, la table basse et le tapis d’Orient disparaissaient sous les assiettes en carton. Quant à la table pour manger, elle était jonchée de livres, de journaux et de pages jaunes arrachées à un vieil annuaire. L’odeur de renfermé provenait de la cuisine : légumes avariés, café moulu éventé, emballages de plastique.
Saul s’était laissé dépasser. Comme d’habitude, elle était rentrée juste à temps pour tout nettoyer.
Kaye ouvrit en grand la porte d’entrée ainsi que toutes les fenêtres.
Elle se prépara un petit steak grillé et une salade assaisonnée avec une sauce en bouteille. Comme elle ouvrait une bouteille de pinot noir, elle aperçut une enveloppe sur le plan de travail carrelé, près de la machine à espresso. Pendant que le vin respirait, elle ouvrit l’enveloppe. À l’intérieur se trouvait une carte de vœux surchargée où Saul avait gribouillé un message.
Kaye,
Ma chérie, mon amour, mon amour, je suis profondément navré. Tu m’as manqué et, cette fois-ci, ça se voit dans toute la maison. Ne t’occupe pas du nettoyage. Je demanderai à Caddy de passer demain et je la paierai en heures supplémentaires. Détends-toi. La chambre est impeccable, je m’en suis assuré,
Toujours contrariée, Kaye rangea le message avec un petit reniflement et considéra les placards et le plan de travail. Ses yeux se posèrent sur un tas bien net de vieux journaux et de magazines qui n’avait rien à faire sur le billot de boucher. Elle le souleva, découvrant une douzaine de sorties d’imprimante ainsi qu’un autre message. Elle éteignit la plaque chauffante, recouvrant la poêle d’une assiette pour garder son steak au chaud, puis prit les documents et lut le message.
Kaye,
Tu as touché le jackpot ! Tout cela en guise d’excuses. Très excitant. Je l’ai eu chez Virion et j’ai demandé des tuyaux à Ferris et à Farrakhan Mkebe, de l’UCI. Ils n’ont rien voulu me dire, mais je crois bien que ÇA y est, comme on l’avait prédit. Ils appellent ça SHERVA – Scattered Human Endogenous RetroVirus Activation[7]. Pas grand-chose d’exploitable sur les sites web, mais voici le fil de discussion.
Avec mon amour et mon admiration,
Kaye se mit à pleurer sans savoir pourquoi. Elle parcourut les feuillets à travers un voile de larmes, puis les posa sur le plateau avec son steak et sa salade. Elle était épuisée, à bout de nerfs. Elle emporta son plateau vers le coin télé pour manger en regardant les infos.
Six ans plus tôt, Saul avait gagné une petite fortune en brevetant une variété particulière de souris transgéniques ; l’année suivante, il rencontrait Kaye, l’épousait et investissait la quasi-totalité de son argent dans EcoBacter. Les parents de Kaye avaient également apporté une somme considérable dans l’entreprise, juste avant de périr dans un accident de voiture. Trente techniciens et cinq administratifs travaillaient au siège social, un bâtiment rectangulaire gris et bleu situé dans un parc industriel de Long Island, au milieu d’une douzaine d’autres boîtes bio-tech. Il se trouvait à six kilomètres de leur domicile.
Kaye n’était attendue à EcoBacter que le lendemain à midi. Elle espérait que Saul serait retardé, qu’elle disposerait d’un peu de temps et de solitude pour réfléchir et se préparer, mais elle sentit sa gorge se serrer comme elle formulait ce vœu. Elle secoua la tête, dégoûtée par ses émotions incontrôlées, et porta un verre de vin à ses lèvres salées par les larmes.
Tout ce qu’elle voulait, c’était que Saul aille mieux, qu’il recouvre la santé. Elle voulait retrouver l’homme qu’elle avait épousé, celui qui lui avait fait voir la vie sous un autre jour, sa source d’inspiration, son partenaire, son point d’ancrage dans un monde qui lui donnait le vertige.
Tout en mâchant ses bouchées de steak, elle lut les contributions à la liste de discussion de Virion. Il y en avait plus d’une centaine, envoyées par des scientifiques mais surtout par des étudiants et des amateurs, commentant la nouvelle et spéculant sur ses conséquences.
Elle versa de la sauce sur ce qui restait du steak et inspira à fond.
Tout cela était peut-être d’une importance capitale. Saul avait raison d’être excité. Mais les messages ne donnaient que peu de détails, et personne ne savait qui était à l’origine de la découverte, où il allait publier ses travaux, comment la fuite s’était produite.
Elle rapportait le plateau à la cuisine lorsque le téléphone sonna. Pivotant avec souplesse sur ses pieds, elle tint le plateau en équilibre sur une main et décrocha de l’autre.
— Bienvenue à la maison ! salua Saul.
Sa voix de basse la faisait encore frissonner.
— Chère Kaye, mon intrépide globe-trotteuse. (Voix contrite :) Je voulais m’excuser pour le désordre. Caddy n’a pas pu venir hier.
Caddy était leur femme de ménage.
— Ça me fait plaisir d’être rentrée. Tu travailles ?
— Je suis coincé ici. Impossible de m’enfuir.
— Tu m’as manqué.
— Ne prends pas la peine de nettoyer.