— Plus que trois kilomètres, lui dit Tilde. Allons-y.
Franco et elle montrèrent à Mitch comment escalader la cascade gelée.
— Elle ne coule qu’au début de l’été, expliqua Franco. Pendant un mois, elle restera de glace. Tu dois comprendre comment elle gèle. Ici, c’est du solide.
Il donna un coup de piolet sur la base massive de l’orgue, d’une couleur gris pâle. La glace tinta, projeta quelques éclats.
— Mais plus haut, reprit-il, c’est du verglas, de la glace bulleuse – spongieuse. Si tu frappes là où il ne faut pas, il va tomber plein de morceaux. Ça pourrait blesser quelqu’un. Tilde est capable de creuser des prises, pas toi. Tu passes entre Tilde et moi.
Tilde serait donc première de cordée, ce qui signifiait que Franco reconnaissait sa supériorité. L’Italien attrapa les cordes, et Mitch leur montra qu’il n’avait pas oublié les nœuds qu’on lui avait enseignés dans les monts Cascades, dans l’État de Washington. Tilde fit la moue et renoua la corde à la mode alpine autour de sa taille et de ses épaules.
— La pointe de tes chaussures devrait te suffire pour monter, dit-elle. Rappelle-toi, je creuserai des prises si tu en as besoin. Je ne veux pas que tu fasses tomber de la glace sur Franco.
Elle se mit à grimper.
Arrivé à mi-hauteur de la colonne, comme il plantait la pointe de ses crampons dans la glace, Mitch franchit un seuil et son épuisement sembla goutter de lui par ses pieds, le laissant nauséeux l’espace d’un instant. Puis son corps se sentit purifié, comme infusé d’eau fraîche, et son souffle se fit moins pénible. Il suivait Tilde, calant ses chaussures dans la glace et se collant à celle-ci, s’accrochant à la moindre prise disponible. Il utilisait son piolet avec parcimonie. L’air était plus chaud près de la glace.
Il leur fallut un quart d’heure pour atteindre le niveau où l’orgue prenait une couleur crème. Surgissant derrière les nuages gris et bas, le soleil éclaira la cascade gelée suivant un angle aigu, épinglant Mitch sur une paroi d’or translucide.
Il attendit que Tilde leur dise qu’elle était en position au sommet. Franco lui lança une réponse laconique. Mitch s’insinua entre deux colonnes. La glace devenait en effet imprévisible. Il y planta ses pointes latérales, faisant choir sur Franco une nuée d’éclats. L’Italien poussa un juron, mais pas une fois Mitch ne lâcha prise, pas une fois il ne se retrouva suspendu dans le vide, ce qui était une bénédiction.
Il gravit la bordure arrondie de la cascade en rampant à moitié. Ses gants glissaient dangereusement sur les rigoles glacées. Il agita les pieds, trouva une corniche rocheuse avec son crampon droit, s’y cala, trouva d’autres prises dans la roche, attendit d’avoir repris son souffle et se hissa près de Tilde en se trémoussant comme un morse.
Le lit du ruisseau gelé était défini par les rochers d’un gris poussiéreux qui le bordaient. Il leva les yeux vers l’étroite vallée rocailleuse, à moitié plongée dans l’ombre, où un petit glacier avait jadis coulé depuis l’est, traçant une strie en forme de U des plus caractéristiques. Il n’était guère tombé de neige ces dernières années, et le glacier avait continué de couler, s’éloignant de la strie glaciaire qui le dominait à présent d’une douzaine de mètres.
Mitch roula sur le ventre et aida Franco à grimper. Près d’eux, Tilde se tenait sur la corniche, comme si elle ignorait la peur, en équilibre parfait, mince et ravissante.
Elle fixa Mitch des yeux en plissant le front.
— Nous avons pris du retard, déclara-t-elle. Que peux-tu apprendre en une demi-heure ?
Mitch haussa les épaules.
— Nous devons repartir avant le coucher de soleil, dit Franco à Tilde. Alors, cette glace, c’était pas si dur que ça, hein ? demanda-t-il à Mitch en souriant.
— Ça pouvait aller, répondit Mitch.
— Il apprend bien, dit Franco à Tilde, qui leva les yeux au ciel. Tu as déjà escaladé de la glace ?
— Pas de la glace comme celle-ci.
Ils marchèrent quelques mètres sur le ruisseau gelé.
— Encore deux escalades, dit Tilde. Franco, c’est toi qui passes le premier.
À travers l’atmosphère cristalline, Mitch contempla les pics en dents de scie qui se dressaient au-dessus de la strie glaciaire. Il ne pouvait toujours pas dire où il se trouvait. Franco et Tilde préféraient qu’il l’ignore. Ils avaient parcouru une bonne vingtaine de kilomètres depuis le Gaststube de pierre, là où il avait dégusté son thé.
En se retournant, il aperçut la tente orange, à environ quatre kilomètres de distance et plusieurs centaines de mètres en contrebas. Elle se tenait derrière une selle, à présent dans l’ombre.
La couverture neigeuse semblait des plus minces. Les montagnes venaient de connaître l’été le plus chaud de l’histoire moderne des Alpes, marqué par une fonte accélérée des glaciers, une série de pluies torrentielles et d’inondations dans les vallées, et la neige avait été rare les saisons précédentes. Le réchauffement de la planète était devenu un cliché médiatique ; mais sa réalité s’imposait aux yeux pourtant peu experts de Mitch. Dans quelques décennies, les Alpes risquaient d’être vierges de neige.
La chaleur et la sécheresse toutes relatives avaient ouvert un chemin vers la vieille grotte, permettant à Franco et à Tilde de découvrir une tragédie secrète.
Franco leur annonça qu’il était arrivé, et Mitch gravit péniblement la dernière paroi rocheuse, sentant le gneiss s’effriter et se répandre sous ses chaussures. La pierre était friable, poudreuse par endroits ; la neige avait recouvert cette zone pendant très longtemps, sans doute plusieurs millénaires.
Franco le hissa, et, ensemble, ils amarrèrent la corde pendant que Tilde les rejoignait. Elle se dressa à nouveau sur la corniche, porta une main à ses yeux pour se protéger du soleil, qui n’était plus qu’à une main de l’horizon fracturé.
— Sais-tu où tu te trouves ? demanda-t-elle à Mitch.
Celui-ci secoua la tête.
— Jamais je n’ai été aussi haut, dit-il.
— Un gars des vallées, lança Franco en souriant.
Mitch plissa les yeux.
Ils contemplaient un champ de glace lisse et arrondi, le doigt filiforme d’un glacier qui avait jadis coulé sur une bonne dizaine de kilomètres en formant des cascades spectaculaires. Aujourd’hui, le flot s’était ralenti le long de cette branche. Il n’y avait que peu de neige pour nourrir la source du glacier en altitude. Au-dessus de la déchirure glacée de la rimaye, la paroi rocheuse inondée de soleil se dressait sur plusieurs centaines de mètres, jusqu’à un pic dont la hauteur impressionna Mitch.
— C’est là, dit Tilde en désignant un amas rocheux sous une arête.
Au prix d’un certain effort, Mitch distingua un minuscule point rouge parmi les ombres noir et gris : un petit drapeau planté par Franco lors de leur précédente expédition. Ils s’avancèrent sur la glace.
La grotte, une crevasse naturelle, avait une petite ouverture d’un mètre de diamètre, qu’on avait dissimulée par un muret de rochers gros comme la tête. Tilde attrapa son appareil photo numérique et la mitrailla sous plusieurs angles, reculant et tournant autour d’elle pendant que Franco démontait le muret et que Mitch examinait l’entrée.
— C’est loin ? demanda-t-il à Tilde lorsqu’elle les rejoignit.
— Dix mètres, dit Franco. Il fait très froid là-dedans, pire que dans un congélateur.
— Mais pas pour longtemps, ajouta Tilde. Je crois que c’est la première année que cette zone est aussi dégagée. L’été prochain, la température passera peut-être au-dessus de zéro. Un vent chaud pourrait entrer dans la grotte.