Augustine haussa les épaules.
— C’est trop vague, dit-il en contemplant la rue en bas.
— Ça suffit pour ouvrir une enquête, suggéra Dicken.
Augustine fronça les sourcils.
— Il est question ici de matrices vides, Christopher, dit-il posément. Nous avons besoin d’une idée terrifiante, pas de rumeurs ni de science-fiction.
10.
Kaye entendit un bruit de pas dans l’escalier, se redressa et aperçut Saul alors qu’elle écartait de son front une mèche de cheveux. Il avançait dans la chambre sur la pointe des pieds, prenant soin de rester sur le tapis, tenant dans ses mains un paquet cadeau rouge vif fermé par un ruban et un bouquet de roses et de gypsophiles.
— Zut, fit-il en voyant qu’elle était réveillée.
Brandissant son bouquet d’un geste plein d’emphase, il se pencha au-dessus du lit pour l’embrasser. Ses lèvres étaient entrouvertes, légèrement moites, mais nullement agressives. Il lui signalait ainsi que, tout en respectant ses désirs, il était disposé à passer à l’action.
— Bienvenue à la maison. Tu m’as manqué, Mädchen.
— Merci. Ça fait plaisir d’être de retour.
Saul s’assit au bord du lit, les yeux fixés sur les roses.
— Je suis de bonne humeur. Ma chérie est à la maison.
Un large sourire aux lèvres, il s’allongea à côté de Kaye, étendant les jambes et posant ses pieds déchaussés sur l’édredon. Elle sentait le parfum des roses, intense et douceâtre, presque trop pour cette heure matinale. Il lui tendit son cadeau.
— Pour ma géniale amie.
Elle s’assit, et Saul cala l’oreiller dans son dos. Le voir en pleine forme éveillait toujours en elle les mêmes sentiments : l’espoir, la joie d’être chez elle, de se sentir un peu plus proche de l’équilibre. Elle lui passa les bras autour des épaules pour le serrer contre elle, se blottit contre son cou.
— Ah, fit-il. Maintenant, ouvre ton cadeau.
Elle arqua les sourcils, plissa les lèvres et tira sur le ruban.
— Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? demanda-t-elle.
— Tu n’as jamais compris à quel point tu étais précieuse et merveilleuse. Peut-être que c’est seulement parce que je t’aime. Peut-être est-ce pour fêter ton retour. Ou… pour fêter autre chose.
— Quoi donc ?
— Ouvre-le.
Elle se rappela nerveusement que son absence avait duré plusieurs semaines. Elle prit le paquet et embrassa doucement la main de Saul, les yeux rivés à son visage. Puis elle contempla son cadeau.
Le paquet contenait une large médaille frappée du buste familier d’un célèbre fabricant de munitions. C’était un prix Nobel… en chocolat.
Kaye éclata de rire.
— Où… où as-tu trouvé ça ?
— Stan m’a prêté le sien et j’ai fait un moulage, avoua Saul.
— Vas-tu te décider à me dire ce qui se passe ? demanda Kaye en lui étreignant la cuisse.
— Pas tout de suite.
Saul posa les roses par terre et ôta son sweater ; elle entreprit de déboutonner la chemise qu’il portait en dessous.
Les rideaux étaient toujours tirés et la chambre n’avait pas encore reçu sa ration de soleil matinal. Ils étaient allongés sur le lit, au milieu des draps, des couvertures et de l’édredon en désordre. Kaye distingua des bosses parmi les plis et fit courir ses doigts sur le tissu floral. Saul s’arc-bouta en émettant de petits craquements cartilagineux et avala quelques goulées d’air.
— J’ai perdu la forme, dit-il. Je passe trop de temps au bureau. J’ai besoin de soulever quelques établis en guise d’exercice.
Kaye lui montra son pouce et son index, séparés par deux ou trois centimètres, puis leur imprima des mouvements rythmiques.
— Commence par manipuler une éprouvette, lui conseilla-t-elle.
— Cerveau droit, cerveau gauche. (Saul se plaqua les mains sur les tempes et fit osciller sa tête.) Tu as trois semaines de blagues à rattraper sur Internet.
— Pauvre de moi.
— Petit déjeuner ! s’exclama-t-il en mettant le pied à terre. En bas, tout frais, prêt à être réchauffé.
Kaye enfila sa robe de chambre et le suivit. Saul est de retour, se dit-elle pour se convaincre. Le Bon Saul est de retour.
Il s’était arrêté à l’épicerie du coin pour acheter des croissants au jambon et au fromage. Il posa leurs plateaux sur la petite table du porche de derrière, entre des tasses de café et des verres de jus d’orange. Le soleil était brillant, et l’air purifié par l’averse se réchauffait doucement. La journée s’annonçait magnifique.
Lorsque Kaye se trouvait en présence du Bon Saul, l’attrait des montagnes s’estompait doucement, comme un espoir juvénile. Elle n’avait pas besoin de s’enfuir. Saul lui raconta ce qui s’était passé à EcoBacter, lui parla du périple qui l’avait conduit en Californie, dans l’Utah puis à Philadelphie, où il avait rencontré des clients et des associés.
— L’enquêteur chargé de notre dossier à la FDA[10] a encore ordonné quatre tests préalables à l’application clinique, dit-il d’une voix sardonique. Mais on leur a au moins montré qu’on pouvait mettre en concurrence quatre bactéries antagonistes sur les mêmes ressources et les obliger à produire des armes chimiques. Nous avons démontré que nous étions capables d’isoler les bactériocines, de les purifier, de les produire en masse sous une forme neutralisée… puis de les activer. Inoffensives chez le rat, le hamster et le cercopithèque, efficaces contre les souches résistantes de trois méchants pathogènes. Nous avons tellement d’avance sur Merck et Aventis qu’ils ne peuvent même pas nous cracher sur le dos.
Les bactériocines sont des substances chimiques produites par des bactéries et capables de tuer d’autres bactéries – une nouvelle arme prometteuse parmi un arsenal d’antibiotiques dangereusement réduit.
Kaye buvait ses paroles. Il ne lui avait pas encore annoncé sa fameuse surprise ; il prenait tout son temps, faisait monter le suspense à sa façon. Elle connaissait bien ce petit numéro et refusait d’afficher son impatience – cela aurait trop fait plaisir à Saul.
— Et comme si ça ne suffisait pas, poursuivit-il, les yeux brillants, Mkebe me dit qu’on est sur le point de maîtriser la chaîne de commandement, de contrôle et de communication de Staphylococcus aureus. On va attaquer ces petits salauds sous trois angles différents. Boum !
Abaissant les mains avec lesquelles il soulignait ses propos, il se passa les bras autour du torse comme un petit garçon tout content. Puis son humeur s’altéra.
— Bien, fit-il, le visage soudain neutre. Dis-moi la vérité à propos de Lado et d’Eliava.
Kaye le fixa un instant d’un regard si intense qu’elle faillit loucher. Puis elle baissa les yeux.
— Je crois qu’ils ont décidé de signer avec quelqu’un d’autre.
— Mr. Bristol-Myers Squibb, dit Saul, qui chassa cette contrariété d’un geste de la main. Une architecture d’entreprise fossilisée contre de l’authentique sang neuf. S’ils savaient à quel point ils se trompent !
Il contempla le détroit dans le lointain, plissant les yeux pour mieux voir quelques voiliers qui filaient sur l’écume, propulsés par la brise matinale. Puis il vida son verre de jus d’orange et claqua des lèvres de façon appuyée. Il se trémoussa sur son siège, se pencha en avant, regarda Kaye de ses yeux gris foncé et joignit les mains autour des siennes.
10
Food and Drug Administration: agence de régulation des aliments et des produits pharmaceutiques.