— SHEVA est donc un spécialiste, commenta Dicken en secouant la tête. Comment diable le savons-nous ?
— Regardez cette note, Christopher, et surtout sa formulation. « Les femmes dans une situation de partenariat domestique, ou celles ayant une expérience sexuelle étendue. »
— Combien de cas, jusqu’ici ? Cinq mille ?
— Six mille deux cents femmes, et seulement soixante ou soixante-dix hommes, tous partenaires de femmes infectées. Seule une exposition répétée assure la transmission du rétrovirus.
— Ce n’est pas si dingue que ça, dit Dicken. Un peu comme le VIH, alors.
— Exact, rétorqua Salter avec un rictus. Dieu en veut aux femelles. L’infection attaque d’abord les muqueuses des fosses nasales et des bronches, puis on constate une légère inflammation des alvéoles, ensuite elle passe dans le système sanguin – légère inflammation des ovaires… et elle disparaît. Courbatures, quintes de toux, douleurs abdominales. Et si la femme tombe enceinte, il y a de grandes chances qu’elle fasse une fausse couche.
— Mark devrait pouvoir vendre ce truc, conclut Dicken. Mais essayons d’étoffer son dossier. Il a besoin d’impressionner des électeurs plus fiables que les jeunes femmes. Et le troisième âge ?
Il lui jeta un regard plein d’espoir.
— Les femmes les plus âgées ne sont pas affectées, répondit-elle. Elles ne sont frappées que si elles ont entre quatorze et soixante ans. Regardez les chiffres. (Elle se pencha pour lui indiquer un diagramme en camembert.) Age moyen : trente et un ans.
— C’est trop dingue. Mark m’a demandé de lui fournir pour quatre heures de l’après-midi une explication susceptible d’aider la ministre de la Santé.
— Encore une réunion ? demanda Salter.
— En présence du chef de cabinet et du conseiller scientifique. C’est bon, c’est terrifiant, mais je connais Mark. Jetez un nouveau coup d’œil à vos fichiers – peut-être qu’on dénichera quelques milliers de morts du troisième âge au Zaïre.
— Vous me demandez de truquer les chiffres ?
Dicken se fendit d’un sourire malicieux.
— Alors, allez vous faire foutre, monsieur, dit Salter d’une voix posée en inclinant la tête. Nous n’avons plus de statistiques en provenance de Géorgie. Peut-être que vous devriez appeler Tbilissi, suggéra-t-elle. Ou Istanbul.
— Ils sont muets comme des carpes. Je n’ai jamais pu leur arracher grand-chose, et, à présent, ils refusent d’admettre la présence d’un seul cas.
Il leva les yeux vers Salter, qui prit un air pincé.
— Je vous en supplie, donnez-moi un vieillard, un seul, qui se soit liquéfié à bord d’un avion venant de Tbilissi.
Salter s’esclaffa bruyamment. Elle ôta ses lunettes pour les essuyer, puis les remit en place.
— Ce n’est pas drôle. À en juger par ces diagrammes, la situation est grave.
— Mark veut faire monter la pression. Comme s’il voulait ferrer un marlin.
— Je ne suis pas douée pour la politique.
— Moi, je prétends être naïf. Mais plus je passe de temps ici, plus je me sens doué.
Salter parcourut le petit bureau du regard comme si elle s’y sentait enfermée.
— Est-ce qu’on a fini, Christopher ?
Dicken sourit de toutes ses dents.
— Un accès de claustrophobie ?
— C’est cette pièce. Vous ne les entendez pas ?
Elle se pencha vers Dicken, le visage terrorisé. Il avait du mal à dire quand Jane Salter plaisantait et quand elle était sérieuse.
— Les hurlements des singes ?
— Ouais, fit Dicken sans broncher. Je m’efforce de rester sur le terrain le plus longtemps possible.
Dans le bâtiment 4, qui abritait le bureau directorial, Augustine parcourut les statistiques, jeta un bref coup d’œil aux vingt pages de chiffres et de diagrammes et les reposa brutalement devant lui.
— Voilà qui est rassurant, commenta-t-il. À ce rythme, nous serons au chômage à la fin de l’année. Nous ne savons même pas si SHEVA déclenche une fausse couche chez toutes les femmes enceintes ou s’il ne s’agit que d’un tératogène bénin. Bon Dieu. Je croyais qu’on tenait le bon bout, Christopher.
— C’est bon, c’est terrifiant et c’est public.
— Vous sous-estimez la haine des républicains pour le CDC, rétorqua Augustine. La National Rifle Association nous déteste. L’industrie du tabac ne peut pas nous sentir parce que nous les serrons de près. Vous avez vu ce panneau publicitaire au bord de l’autoroute ? Près de l’aéroport ? « Remède garanti contre la langue de bois. » C’était pour quelle marque… Camel ? Marlboro ?
Dicken éclata de rire et secoua la tête.
— La ministre de la Santé va entrer dans la fosse aux lions. Elle n’est pas très contente de moi, Christopher.
— Il y a toujours les chiffres que j’ai ramenés de Turquie.
Augustine leva les mains, fit osciller son fauteuil et agrippa le bord de son bureau.
— Un hôpital. Cinq fausses couches.
— Sur cinq grossesses, monsieur.
Le directeur se pencha au-dessus de son bureau.
— Si vous êtes allé en Turquie, c’est parce que votre contact là-bas vous a parlé d’un virus abortif. Mais pourquoi êtes-vous allé en Géorgie ?
— Il y a cinq ans, on a assisté à une épidémie de fausses couches à Tbilissi. Je n’ai pu obtenir aucune information sur place, rien d’officiel. Mais j’ai bu un pot avec un entrepreneur des pompes funèbres – officieusement. Il m’a parlé d’une épidémie similaire survenue à Gordi à peu près au même moment.
Augustine ignorait ce détail. Dicken ne l’avait pas fait figurer dans son rapport.
— Continuez, dit-il, à moitié intéressé.
— Il y avait eu des problèmes, il n’a pas voulu me préciser de quelle nature. Donc, je suis allé jusqu’à Gordi, et la ville était cernée par la police. J’ai posé quelques questions en m’arrêtant aux barrages, et on m’a parlé d’une enquête de l’ONU, de l’implication des Russes. J’ai appelé l’ONU. Mon correspondant m’a appris qu’ils avaient demandé l’aide d’une Américaine.
— Qui ?
— Kaye Lang.
— Seigneur ! fit Augustine en se fendant d’un petit sourire. La vedette du jour. Vous connaissiez son travail sur les HERV ?
— Bien sûr.
— Donc, vous vous êtes dit que quelqu’un à l’ONU avait levé un lièvre et avait besoin de ses conseils.
— Cette idée m’a traversé l’esprit, monsieur. Mais, en fait, on l’avait contactée à cause de ses connaissances en médecine légale.
— Quelle était votre hypothèse, alors ?
— Des mutations. Des anomalies congénitales déclenchées par un facteur extérieur. Des virus tératogènes, peut-être. Et je me demandais aussi pourquoi les gouvernements souhaitaient la mort des parents.
— Et nous y revoilà, dit Augustine. Encore des spéculations infondées.
Dicken fit la grimace.
— Vous me connaissez mieux que ça, Mark.
— Parfois, j’ignore totalement comment vous obtenez d’aussi bons résultats.
— Je n’avais pas fini mon travail. Vous m’avez rappelé en me disant que nous avions du solide.
— Dieu sait qu’il m’est déjà arrivé de me tromper, admit Augustine.
— Je ne pense pas que vous vous trompiez. Ceci n’est probablement que le commencement. Nous en saurons bientôt davantage.