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— C’est ce que vous souffle votre instinct ?

Dicken opina.

Mark plissa le front et posa ses doigts croisés sur le bureau.

— Vous rappelez-vous ce qui est arrivé en 1963 ?

— Je n’étais qu’un bébé, monsieur. Mais j’en ai entendu parler. La malaria.

— Moi, je n’avais que sept ans. Le Congrès a coupé les crédits au programme d’élimination des maladies transmises par les insectes, y compris la malaria. La décision la plus stupide de l’histoire de l’épidémiologie. Plusieurs millions de morts dans le monde, de nouvelles variantes de maladies résistantes… une catastrophe.

— De toute façon, le DDT ne serait pas resté efficace très longtemps, monsieur.

— Qui peut le dire ? (Augustine leva ses deux index.) Les êtres humains pensent comme des enfants, ils sautent d’une passion à l’autre. Soudain, la santé mondiale n’est plus à la mode. Peut-être que nous en avons trop fait. La mort de la forêt amazonienne semble moins imminente, et le réchauffement global est toujours aussi peu spectaculaire. Il n’y a pas eu de vraie pandémie à l’échelle planétaire et monsieur Tout-le-monde n’a jamais été séduit par la complainte du tiers monde. L’apocalypse commence à barber les gens. Si nous n’avons pas très bientôt une crise politiquement défendable, sur notre territoire, nous allons nous faire démolir au Congrès, Christopher, et il se produira ce qui s’est produit en 1963.

— Je comprends, monsieur.

Augustine soupira et leva les yeux vers les plafonniers fluorescents.

— La ministre de la Santé pense que notre fruit est encore trop vert pour qu’elle l’offre au président, de sorte qu’elle s’est déclarée atteinte d’une migraine fort pratique. Elle a repoussé la réunion de cet après-midi à la semaine prochaine.

Dicken réprima un sourire. L’idée que la ministre de la Santé puisse feindre un mal de tête était du plus haut comique.

Augustine regarda fixement son subordonné.

— Très bien, vous avez reniflé une proie, allez la traquer. Vérifiez les statistiques relatives aux fausses couches dans les hôpitaux américains sur l’année écoulée. Menacez la Turquie et la Géorgie de les dénoncer à l’OMS. Dites-leur que nous les accuserons d’avoir violé tous nos traités de coopération. Je vous appuierai. Trouvez des femmes qui se sont rendues en Europe ou au Proche-Orient, qui ont attrapé le SHEVA et qui ont fait une ou deux fausses couches. Nous avons une semaine et, si vous ne me dégotez pas un SHEVA plus meurtrier, je devrai me rabattre sur un spirochète inconnu que des bergers afghans ont chopé… en copulant avec des moutons.

Augustine prit une expression de chien battu.

— Sauvez-moi, Christopher.

13.

Cambridge, Massachusetts

Épuisée, fêtée comme une reine, Kaye baignait depuis une semaine dans le respect et l’adoration amicale de ses collègues, qui saluaient en elle une scientifique reconnue pour avoir triomphé de l’adversité et fait progresser la vérité. Elle n’avait certes pas souffert des critiques et des injustices qui avaient été le lot d’autres biologistes au cours des cent cinquante dernières années – rien de comparable, en tout cas, à ce qu’avait dû affronter Charles Darwin, son héros. Ni aux réactions qui avaient accueilli la théorie de l’évolution symbiotique des cellules eucaryotes avancée par Lynn Margulis. Mais on ne l’avait pas ménagée non plus.

Les lettres sceptiques et furieuses envoyées aux journaux par des généticiens de la vieille garde persuadés qu’elle chassait des chimères ; les commentaires entendus lors de ses conférences, émanant d’hommes et de femmes souriants qui se croyaient plus proches qu’elle d’une grande découverte… plus haut dans l’échelle du succès, plus près du hochet du Savoir et de la Reconnaissance.

Kaye n’en était pas troublée outre mesure. Telle était la science, bien trop humaine et d’autant plus riche pour cette raison même. Mais il y avait eu la querelle opposant Saul au rédacteur en chef de Cell, qui lui avait barré l’accès à cette publication. Son article était donc paru dans Virology, un journal excellent quoique moins prestigieux. Jamais elle n’avait forcé les portes de Science ou de Nature. Après une progression remarquable, elle s’était retrouvée à faire du surplace.

À présent, plusieurs douzaines de labos et de centres de recherche étaient impatients de lui montrer les résultats des travaux qu’ils avaient engagés pour confirmer ses spéculations. Soucieuse de préserver sa tranquillité d’esprit, elle décida de répondre aux invitations émanant des facultés, des centres et des labos qui l’avaient encouragée ces dernières années – en particulier le centre de recherche Cari Rose, sis à Cambridge, dans le Massachusetts.

Le centre Rose, situé au cœur d’une épaisse forêt de pins plantée dans les années 50 sur une surface de plusieurs centaines d’ares, occupait un bâtiment cubique surélevé sur l’une de ses faces. Deux niveaux de labos étaient aménagés au sous-sol, en dessous et à l’est du cube surélevé. Financé en grande partie par un don des Van Buskirk, une famille de millionnaires bostoniens, le centre Rose œuvrait depuis trente ans dans le domaine de la biologie moléculaire.

Trois de ses chercheurs avaient reçu des bourses du projet « Génome humain » – une gigantesque entreprise multilatérale dont l’objectif était le séquençage et la compréhension du patrimoine génétique humain dans sa totalité – pour analyser des fragments de gènes archaïques présents dans les introns, les fractions non codantes des gènes humains. La responsable de ce projet n’était autre que Judith Kushner, la directrice de thèse que Kaye avait eue à Stanford.

Mesurant un peu plus d’un mètre soixante, Judith Kushner avait des cheveux bouclés poivre et sel, un visage rond et rêveur qui semblait toujours sur le point de sourire et de petits yeux noirs légèrement globuleux. Elle jouissait à l’échelle internationale d’une réputation de magicienne, due à sa capacité à concevoir des expériences et à tirer tout le parti de son équipement – en d’autres termes, elle n’avait pas son pareil pour accomplir ces expériences reproductibles nécessaires au fonctionnement de la science.

Si elle passait désormais le plus clair de son temps à remplir de la paperasse et à orienter les étudiants et les thésards, c’était tout simplement parce que ainsi le voulait la science moderne.

Fiona Bierce, l’assistante et secrétaire de Kushner, une jeune fille rousse maigre à faire peur, guida Kaye dans le labyrinthe de labos jusqu’à une cabine d’ascenseur.

Le bureau de Kushner se trouvait à l’entresol, au-dessus des labos souterrains ; ses murs de béton dépourvus de fenêtres étaient peints d’un beige clair agréable à l’œil. Les étagères étaient pleines de livres et de journaux reliés rangés avec soin. Quatre ordinateurs bourdonnaient doucement dans un coin, dont un super-ordinateur Sim Engine offert par Concepts Spirituels, une boîte de Seattle.

— Kaye Lang, je suis fière de vous !

Rayonnante, Kushner quitta son siège, ouvrit les bras et étreignit Kaye dès qu’elle entra dans la pièce. Poussant un petit cri, elle entraîna son ancienne étudiante dans un tour de valse, un sourire professoral aux lèvres.

— Alors, dites-moi, qui vous a appelée ? Lynn ? Le vieux en personne ?

— Lynn a téléphoné hier, répondit Kaye en rougissant.

Kushner joignit les mains et les leva au ciel, telle une boxeuse célébrant sa victoire.