— Fantastique !
— En fait, c’est un peu trop pour moi, avoua Kaye.
Sur un signe de Kushner, elle s’assit près du large moniteur ultraplat du Sim Engine.
— Profitez-en ! Prenez votre pied ! conseilla Kushner d’un air jouissif. Vous l’avez mérité, ma chérie. Je vous ai vue trois fois à la télévision. Et Jackie Oniama de Triple C Network qui s’essayait au jargon scientifique ! Comme c’était drôle ! Est-ce qu’elle ressemble autant à une poupée, dans la vie ?
— Ils ont tous été très gentils. Mais c’est épuisant d’expliquer les choses sans arrêt.
— Il y a tant de choses à expliquer. Comment va Saul ? demanda Kushner, dissimulant relativement bien son appréhension.
— Bien. Nous ne sommes pas encore sûrs de pouvoir signer un partenariat avec les Géorgiens.
— S’ils ne vous sautent pas dessus tout de suite, ils ont encore du chemin à faire avant de devenir des capitalistes, répliqua Kushner en s’asseyant à côté de Kaye.
Fiona Bierce semblait ravie de les écouter. Elle souriait de toutes ses dents.
— Eh bien…, fit Kushner en regardant fixement Kaye. La route a été plutôt courte, non ?
Kaye éclata de rire.
— Je me sens si jeune !
— Et moi si envieuse. Aucune de mes théories excentriques ne m’a valu autant d’attention.
— Seulement des paquets de fric.
— Plein de paquets. Vous en voulez un peu ?
Kaye sourit.
— Il ne faudrait pas compromettre notre réputation professionnelle.
— Ah ! le monde merveilleux de la biologie lucrative d’aujourd’hui, si important, si secret et si prétentieux. Les femmes sont censées aborder la science sous un autre jour, ma chérie, ne l’oubliez pas. On écoute et on rame, on écoute et on rame, comme cette pauvre Rosalind Franklin, rien à voir avec ces téméraires garçonnets. Et le tout dans le cadre d’une pureté éthique irréprochable. Alors… quand est-ce que Saul et vous allez entrer en Bourse ? Mon fils essaie de me constituer un fonds de pension.
— Probablement jamais, dit Kaye. Saul n’aimerait pas devoir rendre des comptes à des actionnaires. Et puis nous devons d’abord réussir, gagner de l’argent, et ce n’est pas demain la veille.
— Assez de bavardages, la coupa Kushner. J’ai quelque chose d’intéressant à vous montrer. Fiona, pouvez-vous mettre en route notre petite simulation ?
Kaye poussa sa chaise de côté. Bierce s’assit devant le clavier du Sim Engine et fit craquer ses phalanges à la façon d’un pianiste.
— Ça fait trois mois que Judith bosse là-dessus, expliqua-t-elle. Elle s’est inspirée de votre article, ainsi que de données provenant de trois projets « génome » différents, et, quand la nouvelle a été annoncée, nous étions prêts.
— Nous avons foncé sur vos marqueurs et trouvé les routines d’assemblage, dit Kushner. L’enveloppe de SHEVA et son petit système universel de livraison humaine. Ceci est la simulation d’une infection, fondée sur les résultats obtenus par les labos du quatrième étage, l’équipe de John Dawson. Ils ont infecté des hépatocytes en culture dense. Voici ce qui en est sorti.
Sous les yeux attentifs de Kaye, Bierce lança la séquence simulée d’assemblage. Les particules de SHEVA pénétrèrent dans des hépatocytes – des cellules de foie dans une boîte de Pétri – et désactivèrent certaines fonctions cellulaires, en détournèrent d’autres, puis transcrivirent leur ARN pour en faire de l’ADN, qu’elles intégrèrent dans celui des cellules, et commencèrent à se reproduire. De nouvelles particules virales, que la simulation parait de couleurs éclatantes, se formaient dans le cytosol – le fluide interne de la cellule. Après avoir migré vers la membrane externe de celle-ci, les virus surgirent dans le monde extérieur, chaque particule étant soigneusement enveloppée dans un fragment de peau cellulaire.
— La membrane est attaquée, mais modérément et de façon contrôlée. Les virus agressent les cellules sans les tuer. Et il semble qu’une particule virale sur vingt soit viable – c’est cinq fois mieux que le VIH.
Zoom sur des molécules créées en même temps que le virus, enveloppées dans des colis cellulaires baptisés vésicules et accompagnant le flot des nouvelles particules infectieuses. Elles étaient marquées par des lettres orange vif : PGA ? et PGE ?
— Arrêt sur image, Fiona. (Kushner pointa du doigt ces inscriptions.) SHEVA ne transporte pas tous les ingrédients nécessaires au déclenchement de la grippe d’Hérode. Nous avons constaté dans les cellules infectées la présence d’un amas de protéines non codées dans SHEVA et ne ressemblant à rien de connu. Quand cet amas se disperse, il nous reste un tas de protéines plus petites qui n’ont rien à faire ici.
— Nous avons recherché les protéines altérant nos cultures de cellules, enchaîna Bierce. On s’est concentrés à fond là-dessus. Après quinze jours de recherches infructueuses, nous avons envoyé des cellules infectées à une bibliothèque de tissus privée à fin de comparaison. Elle a dissocié ces nouvelles protéines et découvert…
— C’est à moi de raconter cette histoire, Fiona, dit Kushner en agitant l’index.
— Pardon, dit la jeune fille avec un sourire penaud. Mais on a trouvé si vite, c’est trop cool !
— Nous avons fini par conclure que SHEVA activait un gène dans un autre chromosome. Mais comment ? On a continué de chercher… et on a trouvé le gène en question dans le chromosome 21. Il est codant pour notre polyprotéine, ce que nous appelons le LPC – Large Protein Complex. Il existe un facteur unique de transcription contrôlant l’expression de ce gène. Nous l’avons cherché, et nous l’avons trouvé dans le génome de SHEVA. Il y a un coffre dans le chromosome 21, et le virus apporte la clé pour l’ouvrir. Ce sont des partenaires.
— Stupéfiant, souffla Kaye.
Bierce relança la simulation, se concentrant cette fois-ci sur le chromosome 21 – sur la création de la polyprotéine.
— Mais, Kaye – ma chère Kaye –, ce n’est pas fini, loin de là. Nous avons un mystère à élucider. La protéase de SHEVA déclenche l’apparition de trois nouvelles cyclo-oxygénases et lipoxygénases, qui à leur tour synthétisent trois prostaglandines différentes et uniques. Deux de celles-ci sont complètement nouvelles, vraiment stupéfiantes. Elles semblent toutes très puissantes. (De la pointe d’un stylo, Kushner désigna les prostaglandines exportées d’une cellule.) Cela explique peut-être ces histoires de fausses couches.
Kaye plissa le front, concentrée.
— D’après nos calculs, une infection aiguë de SHEVA produirait ces prostaglandines en quantité suffisante pour déclencher l’avortement d’un fœtus en moins d’une semaine.
— Et comme si ce n’était pas déjà assez étrange, enchaîna Bierce en désignant la simulation, les cellules infectées produisent également des séries de glycoprotéines. Nous ne les avons pas totalement analysées, mais elles ressemblent beaucoup à la FSH et à la LH – l’hormone folliculostimulante et l’hormone lutéotrope. Et ces peptides semblent libérer des hormones.
— Les maîtres bien connus du destin féminin, commenta Kushner. Ovogenèse et ovulation.
— Pourquoi ? demanda Kaye. S’il vient d’y avoir un avortement… pourquoi une ovulation forcée ?
— Nous ne savons pas ce qui vient en premier, expliqua Kushner. L’ovulation précède peut-être l’avortement. Ceci est une cellule de foie, ne l’oubliez pas. Nous n’avons même pas entamé une étude de l’infection des tissus reproducteurs.
— Ça n’a aucun sens !