— Voilà le vrai défi, dit Kushner. Quelle que soit la nature de votre petit rétrovirus endogène, il n’est sûrement pas inoffensif – du moins pour nous, les femmes. On dirait une arme conçue pour nous envahir, nous soumettre et nous ravager.
— Vous êtes les seuls à avoir effectué ces travaux ? s’enquit Kaye.
— Probablement, admit Kushner.
— Nous envoyons nos résultats aujourd’hui au NIH et au projet « Génome humain », précisa Bierce.
— Tout en vous prévenant à l’avance, ajouta Kushner en posant une main sur l’épaule de Kaye. Je ne veux pas qu’on s’en prenne à vous.
Kaye plissa le front.
— Je ne comprends pas.
— Ne soyez pas naïve, ma chérie, dit Kushner avec un regard soucieux. Nous avons peut-être affaire à un cataclysme de proportions bibliques. Un virus qui tue les bébés. Plein de bébés. On risque de voir en vous un messager. Et vous connaissez le sort réservé aux messagers porteurs de mauvaises nouvelles.
14.
Porté par ses jambes longilignes, le docteur Michael Voight précédait Dicken dans le couloir menant à la salle de repos des praticiens hospitaliers.
— Bizarre que vous me posiez cette question, déclara-t-il. Nous avons constaté tout un tas d’anomalies obstétriques. Nous leur avons même consacré plusieurs réunions internes. Mais sans aucun rapport avec la grippe d’Hérode. Nous voyons passer toutes sortes d’infections, dont la grippe, bien entendu, mais nous n’avons pas encore reçu le test de dépistage de SHEVA. (Il se retourna à moitié pour demander :) Un café ?
Construit six ans plus tôt et financé par la ville d’Atlanta et le gouvernement fédéral, l’hôpital d’Olympic City avait pour but de désengorger les établissements du centre-ville. Grâce aux dons des particuliers et aux retombées des Jeux olympiques, il était devenu l’un des hôpitaux les mieux équipés de l’État, attirant les plus brillants représentants de la nouvelle génération ainsi que des médecins plus âgés et déçus par le programme de rationalisation des soins médicaux. Au fil de la décennie écoulée, les spécialistes de talent avaient vu leurs revenus chuter et leurs pratiques médicales de plus en plus étroitement contrôlées par les comptables. Au moins Olympic City les traitait-il avec respect.
Voight amena Dicken dans la salle de repos et lui servit une tasse de café à une urne en acier inoxydable. Cette pièce était ouverte aux internes comme aux PH, expliqua-t-il.
— En général, il n’y a personne à cette heure de la nuit. C’est l’heure de pointe – le moment où la vie nous apporte ses victimes insouciantes.
— Quel genre d’anomalies ? souffla Dicken.
Voight haussa les épaules, attrapa une chaise placée devant une table en Formica et replia ses jambes à la Fred Astaire. Sa blouse verte émit un froissement ; c’était un accessoire jetable en papier rêche. Dicken s’assit et referma les mains autour de sa tasse. Le café allait sans doute l’empêcher de dormir, mais il avait besoin d’énergie, besoin de se concentrer.
— Je ne m’occupe que des cas extrêmes, et je n’ai pas eu à examiner certains des plus bizarres. Mais ces deux dernières semaines… sept femmes incapables de dire pourquoi elles sont enceintes, vous y croyez ?
— Je suis tout ouïe.
Voight compta les cas sur ses doigts.
— Deux femmes qui pratiquent la contraception avec un zèle religieux, si je puis dire, et voilà que ça ne marche plus… Ça n’a peut-être rien d’extraordinaire. Mais il y a la troisième, qui ne prenait pas la pilule mais affirmait n’avoir jamais eu de relations sexuelles. Et devinez quoi ?
— Quoi ?
— Elle était virgo intacta. Elle a beaucoup saigné pendant un mois, puis plus rien, et voilà qu’arrivent les nausées matinales, plus de règles, son docteur lui déclare qu’elle est enceinte, et elle vient nous voir une fois que ça tourne mal. Une jeune femme du genre timide, qui vit avec un vieillard, une relation vraiment étrange. Rien de sexuel là-dedans, insiste-t-elle.
— Le Second Avènement ? demanda Dicken.
— Je vous en prie. J’ai retrouvé ma foi dans le Seigneur, répliqua Voight avec un rictus.
— Excusez-moi.
Voight se fendit d’un sourire un peu contrit.
— Ensuite, son « vieil ami » est venu nous trouver et nous a dit la vérité. En fait, il se faisait beaucoup de souci pour elle… et il tenait à ce que nous sachions tout afin d’être mieux à même de la traiter. Elle l’avait laissé entrer dans son lit et se frotter contre elle… par compassion. Voilà donc comment elle est tombée enceinte la première fois.
Dicken hocha la tête. Rien de choquant dans cette histoire – la vie et l’amour sont infiniment versatiles.
— Fausse couche, reprit Voight. Mais, trois mois plus tard, elle revient nous voir, à nouveau enceinte.
De deux mois. Son vieil ami l’accompagne, et il affirme qu’il ne l’a plus touchée, de quelque manière que ce soit, et qu’elle n’a vu aucun homme, il en est convaincu. Est-ce qu’on doit le croire ?
Dicken inclina la tête, arqua les sourcils.
— Il se passe tout un tas de trucs bizarres, murmura Voight. Beaucoup plus que d’ordinaire.
— Ces femmes se sont-elles plaintes de douleurs ?
— Les symptômes habituels. Frissons, fièvres, courbatures. Je crois que nous avons encore deux ou trois spécimens au labo, si vous voulez y jeter un coup d’œil. Vous êtes allé à Northside ?
— Pas encore.
— Pourquoi n’allez-vous pas à Midtown ? Ils ont beaucoup plus de tissus.
Dicken fit non de la tête.
— Combien de jeunes femmes frappées par une fièvre inexplicable, par une infection non bactérienne ?
— Des douzaines. Ce qui n’a rien d’extraordinaire non plus. On ne garde les prélèvements qu’une semaine ; si les tests ne dépistent aucune bactérie, on les jette.
— Entendu. Voyons ces tissus.
Dicken suivit Voight vers l’ascenseur, sa tasse de café à la main. Le laboratoire de biopsie et d’analyse se trouvait au sous-sol, à deux portes de la morgue.
— Les laborantins finissent leur service à neuf heures, dit Voight.
Il alluma les lumières et fouilla un petit meuble à fiches en acier.
Dicken considéra le labo : trois longs établis blancs équipés d’éviers, deux fumigateurs, des incubateurs, des placards où s’alignaient des bouteilles marron ou transparentes, emplies de réactifs, des tests de dépistage impeccablement rangés dans des petits cartons orange et vert, deux réfrigérateurs en acier inoxydable et un congélateur blanc plus ancien ; un ordinateur relié à une imprimante à jet d’encre, le tout étiqueté HORS SERVICE ; et, reléguée dans un réduit derrière une porte à deux battants, une armoire rotative aux compartiments d’un gris et kaki réglementaire.
— Ils n’ont pas encore mis ces trucs dans l’ordinateur ; ça nous prend environ trois semaines. Apparemment, il nous en reste un… C’est désormais la procédure suivie par l’hôpital : nous laissons le choix à la mère, elle peut disposer des tissus pour une cérémonie funèbre. Le travail de deuil se fait plus facilement. Mais, ici, nous avions affaire à une indigente – ni argent ni famille. Tenez.
Il brandit une carte, entra dans le réduit, fit tourner l’armoire, localisa l’étagère correspondant au numéro figurant sur la carte.
Dicken attendait près de la porte. Voight ressortit avec un petit flacon, le leva pour l’examiner à la lumière du labo.