— Faux numéro, mais c’est quand même le bon type. Celui-ci date de six mois. Celui que je cherche est peut-être encore réfrigéré.
Il tendit le flacon à Dicken et se dirigea vers le premier réfrigérateur.
Dicken examina le fœtus : douze semaines environ, gros comme son pouce, recroquevillé sur lui-même, un minuscule extraterrestre blafard qui avait raté son examen d’entrée sur Terre. Les anomalies le frappèrent tout de suite. Les membres n’étaient que des moignons et l’abdomen enflé était entouré de protubérances qu’il n’avait jamais observées sur un fœtus difforme.
Le petit visage semblait étrangement pincé, vide.
— Il y a quelque chose qui cloche dans sa structure osseuse, dit Dicken, alors que Voight refermait le frigo.
Le médecin tenait dans la main un autre fœtus, conservé dans un bécher festonné de givre, enveloppé dans du plastique, scellé par un élastique et portant une étiquette.
— Tout un tas de problèmes, aucun doute là-dessus, dit-il en échangeant son flacon contre celui de Dicken. Dieu a installé des postes de contrôle dans chaque grossesse. Ces deux-là ont été refoulés. (Il jeta vers le ciel un regard appuyé.) Retour à la crèche paradisiaque.
Dicken n’aurait su dire si cette remarque relevait d’une philosophie sincère ou du cynisme médical. Il compara le bécher réfrigéré au flacon conservé à température ambiante. Les deux fœtus avaient le même âge et étaient fort semblables.
— Puis-je emporter celui-ci ? demanda-t-il en levant le bécher.
— Quoi ? et priver nos étudiants d’un sujet en or ? (Voight haussa les épaules.) Signez-nous un reçu, on dira que c’est un prêt au CDC, pas de problème. (Il regarda le bécher.) Quelque chose de significatif ?
— Peut-être.
Dicken fut parcouru d’un frisson de tristesse et d’excitation. Voight lui donna un flacon plus solide, un petit carton, du coton et de la glace emballée dans un sac plastique scellé pour conserver le spécimen au frais. Ils le transférèrent dedans avec des languettes de bois, et Dicken ferma le carton avec du ruban adhésif extrafort.
— Si vous en recevez d’autres comme celui-ci, faites-le-moi savoir aussitôt, d’accord ? demanda-t-il.
— Entendu.
Une fois dans l’ascenseur, Voight remarqua :
— Vous avez l’air tout drôle. Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir dès maintenant, quelque chose qui m’aiderait à mieux servir le public ?
Dicken savait qu’il avait gardé un visage impassible, aussi se contenta-t-il de sourire et de secouer la tête.
— Surveillez les cas de fausses couches, dit-il. En particulier de ce type. Tout lien avec la grippe d’Hérode serait le bienvenu.
Voight retroussa les lèvres en signe de déception.
— Rien d’officiel ?
— Pas pour l’instant, dit Dicken. Je remonte une piste loin des sentiers battus.
15.
Le dîner à base de pizzas et de spaghettis réunissant Saul et ses vieux collègues du MIT se déroulait à merveille. Saul avait débarqué à Boston dans l’après-midi, et ils s’étaient retrouvés chez Pagliacci.
Dans la pénombre complice du vieux restaurant italien, les sujets de conversation allaient de l’analyse mathématique du génome humain à l’élaboration d’un outil de prédiction chaotique des systoles et diastoles du flot de données sur Internet.
Kaye s’empiffra d’amuse-gueule et de poivrons avant même qu’on lui serve ses lasagnes. Saul grignotait une tranche de pain à l’ail.
L’une des célébrités du MIT, le docteur Drew Miller, fit son apparition à neuf heures, imprévisible comme à son habitude, pour émettre quelques commentaires sur l’action communautaire bactérienne, sujet brûlant s’il en fut. Saul écouta attentivement le chercheur légendaire, expert en matière d’intelligence artificielle et de systèmes s’auto-organisant. Miller changea de place à plusieurs reprises, puis, finalement, il tapa sur l’épaule de Derry Jacobs, l’ancien colocataire de Saul. Un sourire aux lèvres, Jacobs se leva, en quête d’une autre place, et Miller s’assit à côté de Kaye. Il prit un pain à l’ail dans l’assiette de Saul, fixa Kaye de ses grands yeux enfantins, plissa les lèvres et remarqua :
— Vous avez vraiment semé la merde chez les vieux gradualistes.
— Moi ? fit Kaye en riant. Pourquoi ?
— S’ils ont une once de bon sens, les héritiers d’Ernst Mayr doivent transpirer des glaçons. Dawkins est hors de lui. Ça fait des mois que je leur dis qu’il suffit d’un nouveau maillon dans la chaîne pour nous donner une boucle en feed-back.
Selon le gradualisme, l’évolution progresse par étapes imperceptibles, au moyen de mutations s’accumulant sur des dizaines de milliers, voire des millions d’années, en général au détriment de l’individu. Les mutations bénéfiques sont sélectionnées en fonction des avantages et des occasions accrues qu’elles confèrent à la reproduction et à la recherche de nourriture. Ernst Mayr avait été un brillant porte-parole de cette théorie. Richard Dawkins avait défendu avec éloquence une synthèse moderne du darwinisme et décrit le prétendu gène égoïste.
En entendant ces mots, Saul se leva pour se placer derrière Kaye, se penchant au-dessus de la table pour se rapprocher de Miller.
— Vous pensez que SHEVA nous donne cette boucle ? s’enquit-il.
— Oui. Un cercle de communication fermé entre les individus d’une même population, sans rapport aucun avec le sexe. L’équivalent pour nous de ce que les plasmides sont pour les bactéries, sauf qu’on pense davantage aux phages.
— Drew, SHEVA n’a que quatre-vingts kilobases et trente gènes, fit remarquer Saul. Il ne peut pas transporter beaucoup d’informations.
Kaye et Saul avaient déjà exploré ce territoire avant qu’elle publie son article dans Virology. Ils n’avaient parlé à personne de leurs théories. Kaye était un peu surprise de voir Miller aborder le sujet. Il n’avait pas une réputation de progressiste.
— Il n’a pas besoin de transporter toute l’information, dit Miller. Il lui suffit de transporter un code d’accès. Une clé. Nous ignorons encore nombre des capacités de SHEVA.
Kaye jeta un coup d’œil à Saul.
— Faites-nous part de vos réflexions, docteur Miller.
— Appelez-moi Drew, je vous en prie. Ce n’est pas vraiment mon domaine de compétence, Kaye.
— Ça ne vous ressemble pas de jouer la prudence, Drew, observa Saul. Et nous savons tous que la notion d’humilité vous est étrangère.
Miller sourit de toutes ses dents.
— Eh bien, je pense que vous soupçonnez déjà quelque chose. En ce qui concerne votre épouse, j’en suis sûr. J’ai lu vos articles sur les gènes transposables.
Kaye sirota son verre d’eau presque vide.
— Nous ne sommes jamais sûrs de ce que nous pouvons dire, ni à qui nous pouvons le dire, murmura-t-elle. Nous risquons d’offenser quelqu’un ou d’abattre nos cartes trop tôt.
— Ne vous souciez pas d’être originaux, rétorqua Miller. Il y a toujours quelqu’un en avance sur vous, mais, en général, ce quelqu’un n’a pas fait son boulot. Les découvertes sont dues aux gens qui bossent tout le temps. Vous accomplissez du bon travail, vous écrivez de bons articles, et vous avez fait un grand bond.
— Mais nous ne sommes pas sûrs que ce soit le grand bond, répliqua Kaye. Ce n’est peut-être qu’une anomalie.
— Je ne veux imposer de prix Nobel à personne, reprit Miller, mais SHEVA n’est pas vraiment un organisme pathogène. D’un point de vue évolutionniste, quelque chose qui se planque aussi longtemps dans le génome humain et s’exprime soudain à seule fin de déclencher une grippe, ça n’a aucun sens. En réalité, SHEVA est une sorte d’élément génétique mobile, n’est-ce pas ? Un promoteur ?