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Kaye repensa à sa conversation avec Judith, aux symptômes que SHEVA était susceptible de faire naître.

Miller ne se laissa pas décourager par son silence.

— Tout le monde a envisagé l’hypothèse que les virus puissent être des messagers de l’évolution, des amorces ou tout simplement des aiguillons aléatoires. Et ce depuis qu’on a découvert que certains virus transportaient des bribes de matériel génétique d’un hôte à l’autre. Je pense qu’il y a deux ou trois questions que vous devriez vous poser, si ce n’est déjà fait. Que déclenche SHEVA ? Supposons que le gradualisme soit mort et enterré. Nous avons des éruptions de spéciation adaptative chaque fois que s’ouvre une niche – de nouveaux continents qui apparaissent, un météore qui éradique les anciennes espèces. Ça se passe très vite, en moins de dix mille ans ; ce bon vieux saltationisme. Nous reste à résoudre un vrai problème. Où sont stockés ces changements potentiels ?

— Excellente question, remarqua Kaye.

Les yeux de Miller brillaient.

— Vous avez réfléchi là-dessus ?

— Qui ne l’a pas fait ? contra Kaye. Je me suis demandé si les virus et les rétrovirus ne pourraient pas contribuer au renouvellement du génome. Ce qui revient au même. Oui, peut-être que chaque espèce est équipée d’un ordinateur biologique, d’un processeur quelconque qui traite les mutations potentiellement bénéfiques. Il décide de ce qui va changer, où et quand… Il effectue des estimations, si vous voulez, en fonction du taux de réussite des expériences évolutionnaires passées.

— Qu’est-ce qui déclenche un changement ?

— Nous savons que les hormones liées au stress peuvent affecter l’expression des gènes. Cette bibliothèque évolutionnaire de nouvelles formes possibles…

Miller se fendit d’un large sourire.

— Continuez, souffla-t-il.

— … réagit aux hormones liées au stress. Si les organismes stressés sont en nombre suffisant, ils échangent des signaux, parviennent à une sorte de quorum, et cela déclenche un algorithme génétique qui compare les causes du stress avec une liste d’adaptations, de réponses évolutionnaires.

— Une évolution de l’évolution, intervint Saul. Les espèces pourvues d’un ordinateur adaptatif changent plus vite et plus efficacement que les espèces archaïques incapables de contrôler et de sélectionner leurs mutations, obligées de se fier au hasard.

Miller opina.

— Bien. Voilà qui est plus efficient que la méthode consistant à laisser s’exprimer n’importe quelle mutation, au risque de détruire un individu ou de nuire à une population. Supposons que cet ordinateur génétique adaptatif, ce processeur évolutionnaire, n’autorise que la mise en œuvre de certains types de mutations. Les individus stockent les résultats de son travail, dont la nature serait, je suppose…

Miller se tourna vers Kaye, quémandant son aide d’un geste de la main.

— Des mutations grammaticales, dit-elle, des propositions physiologiques qui ne violent aucune des règles structurelles importantes de l’organisme.

Miller eut un sourire béat, puis empoigna son genou et se mit à osciller d’avant en arrière. Son large crâne carré accrocha la lueur rouge d’un plafonnier. Il s’amusait comme un fou.

— Où serait stockée cette information évolutionnaire ? Dans la totalité du génome, de façon holographique, dans différentes parties de différents individus, dans les seules cellules germinales ou… ailleurs ?

— Des marqueurs rangés dans une section non codante du génome de chaque individu, répondit Kaye, qui se mordit aussitôt la langue.

Aux yeux de Miller – et à ceux de Saul, d’ailleurs –, une idée était assimilable à de la nourriture qui devait être mâchée et passée autour de la table avant de pouvoir être utile à quiconque. Kaye préférait avoir des certitudes avant de prendre la parole. Elle chercha un exemple parlant.

— Comme la réaction au choc thermique chez les bactéries ou l’adaptation au climat en une génération chez les drosophiles.

— Mais, chez un être humain, cette section doit être gigantesque. Nous sommes beaucoup plus complexes que les drosophiles. Et si nous l’avions déjà découverte sans savoir de quoi il s’agissait ?

Kaye posa une main sur le bras de Saul pour l’inciter à la prudence. Ils avaient désormais la réputation d’explorer un domaine bien précis et, même en face d’un scientifique de la vieille garde comme Miller, une mouche du coche ayant autant de réussites à son actif qu’une douzaine de ses collègues, elle hésitait à exposer le fruit de ses réflexions les plus récentes. Le bruit pourrait se répandre : Kaye Lang affirme ceci et cela…

— Personne ne l’a encore découverte, dit-elle.

— Ah bon ?

Miller l’observa d’un œil inquisiteur. Elle se sentait dans la peau d’une biche paralysée par les phares d’une voiture.

Le scientifique haussa les épaules.

— Peut-être. À mon avis, l’expression ne se produit que dans les cellules germinales. Les cellules sexuelles. D’un haploïde à l’autre. Le travail ne commence qu’après une confirmation envoyée par un autre individu. Des phéromones. Ou un simple contact oculaire.

— Ce n’est pas notre avis, dit Kaye. Nous pensons que les instructions transmises par cette section non codante ne concerneront que de petites altérations conduisant à l’émergence d’une nouvelle espèce. Les autres détails restent codés dans le génome, et il s’agit d’instructions standard pour le niveau inférieur… s’appliquant sans doute aux chimpanzés tout autant qu’à nous.

Miller plissa le front, cessa de se balancer.

— Il faut que je fasse tourner tout ça une petite minute. (Il leva les yeux vers le plafond obscur.) Ça se tient. Protéger le mécanisme dont le fonctionnement est garanti, à un coût minimal. Ces changements subtils transmis par la section non codante vont-ils s’exprimer par unités, à votre avis – un changement à la fois ?

— Nous n’en savons rien, dit Saul. (Il plia sa serviette à côté de son assiette et tapa du poing dessus.) Et nous ne vous dirons rien de plus, Drew.

Miller sourit de toutes ses dents.

— J’ai discuté avec Jay Niles. Il pense que le saltationisme a le vent en poupe, et il pense aussi qu’il s’agit d’un problème de système, de réseau. Le travail d’une intelligence en réseau neuronal. Je me suis toujours méfié de ces histoires de réseaux neuronaux. Ce n’est qu’une façon d’obscurcir le débat, de se dispenser de décrire ce que l’on doit décrire. (Faisant preuve d’une sincérité déconcertante, Miller ajouta :) Je pense pouvoir vous aider, si vous le souhaitez.

— Merci, Drew, dit Kaye. Peut-être que nous vous appellerons, mais, pour le moment, nous voulons simplement nous amuser.

Miller eut un haussement d’épaules expressif, porta un index à son front et se dirigea vers l’autre bout de la table, où il attrapa un nouveau pain à l’ail et se lança dans une nouvelle conversation.

À bord de l’avion à destination de La Guardia, Saul s’affala sur son siège.

— Drew ne sait rien, rien.

Kaye leva les yeux de Threads, le magazine offert par la compagnie aérienne.

— Que veux-tu dire ? Il m’a semblé sur la bonne voie.

— Si un biologiste – toi, moi ou un autre – venait à évoquer une intelligence responsable de l’évolution…

— Oh, fit Kaye. (Elle frissonna de la plus délicate façon.) Le vieux spectre du vitalisme.