2.
Kaye se pelotonna sur le siège passager tandis que Lado guidait la petite Fiat geignarde le long des inquiétants méandres de la route militaire géorgienne.
Bien qu’elle fût épuisée et couverte de coups de soleil, elle ne parvenait pas à dormir. Ses longues jambes tressaillaient à chaque virage. En entendant couiner les pneus usés jusqu’à la corde, elle passa les mains dans ses cheveux châtains coupés court et bâilla ostensiblement.
Lado sentit que le silence avait duré trop longtemps. Il posa sur Kaye ses yeux marron, dont la douceur illuminait son visage finement ridé et cuit par le soleil, leva sa cigarette au-dessus du volant et eut un petit mouvement de menton.
— Notre salut est dans la merde, hein ? demanda-t-il.
Kaye ne put s’empêcher de sourire.
— Je vous en prie, n’essayez pas de me remonter le moral.
Lado fit comme s’il n’avait rien entendu.
— Tant mieux pour nous. La Géorgie a quelque chose à offrir au monde. Des égouts fantastiques.
Dans sa bouche, le mot anglais sewage ressemblait à see-yu-edge.
Elle corrigea dans un murmure :
— See-yu-age[1].
— Je l’ai bien prononcé ? demanda Lado.
— Parfaitement, répondit Kaye.
Lado Jakeli dirigeait l’équipe scientifique de l’institut Eliava, à Tbilissi, où l’on extrayait des bactériophages – des virus qui n’attaquent que les bactéries[2] des égouts de la ville et des hôpitaux, de déchets agricoles et de spécimens collectés dans le monde entier. Et voici que l’Occident, y compris Kaye, venait poliment demander aux Géorgiens d’enrichir leurs connaissances sur les propriétés curatives des phages.
Elle avait sympathisé avec le personnel d’Eliava. Après une semaine de conférences et de visites guidées des labos, certains des chercheurs les plus jeunes l’avaient invitée à les accompagner dans les collines moutonnantes et les pâturages verdoyants situés au pied du mont Kazbek.
Puis tout avait basculé. Ce matin même, Lado avait roulé depuis Tbilissi pour gagner leur camp de base, près de la vieille église orthodoxe isolée de Gergeti. Il était porteur d’une enveloppe contenant un fax envoyé par le quartier général de la Force de pacification de l’ONU à Tbilissi, la capitale.
Lado avait pris le temps de vider une cafetière, puis, toujours gentleman, et se considérant comme le sponsor de Kaye, il lui avait proposé de la conduire à Gordi, un village situé cent vingt kilomètres au sud-ouest du mont Kazbek.
Kaye n’avait pas le choix. Son passé venait de la rattraper, de façon totalement imprévue et au moment le plus mal choisi.
L’équipe de l’ONU avait fouillé les archives en quête d’experts médicaux dans un domaine bien particulier, qui ne soient pas de nationalité géorgienne. Son nom était le seul à être ressorti : Kaye Lang, trente-quatre ans, directrice d’EcoBacter Research en partenariat avec Saul Madsen, son époux. Au début des années 90, elle avait étudié la médecine légale à l’université d’État de New York dans l’idée de se spécialiser dans les enquêtes criminelles. Elle avait changé de filière en moins d’un an, choisissant la microbiologie et en particulier l’ingénierie génétique ; mais elle était la seule étrangère présente sur le sol géorgien qui ait une fraction des connaissances requises par l’ONU.
Lado lui faisait traverser l’un des plus beaux paysages qu’elle ait jamais vus. À l’ombre du Caucase central, ils roulaient le long de champs cultivés en terrasses, de petites fermes en pierre, de silos et d’églises en pierre, de villages aux maisons de pierre et de bois, dont les porches ouvragés et accueillants s’ouvraient sur d’étroites routes de briques, de pavés ou de terre battue, des villages éparpillés parmi les épaisses forêts et les vastes pâtures à chèvres et à moutons.
Au fil des siècles, ces étendues apparemment désertes avaient fait l’objet de quantité de peuplements et de conflits, comme tous les lieux qu’elle avait visités en Europe de l’Ouest et maintenant de l’Est. Elle se sentait parfois étouffée par la simple proximité de ses semblables, par les sourires édentés des vieillards des deux sexes qui se plantaient sur le bord de la route pour regarder passer ces véhicules en provenance ou en partance pour des mondes nouveaux et inconnus. Leurs visages étaient ridés et amicaux, leurs mains s’agitaient pour saluer la petite voiture.
Tous les jeunes étaient partis à la ville, laissant aux vieux le soin de s’occuper de la campagne, excepté dans les stations de montagne. La Géorgie avait l’intention de devenir un pays touristique. Le taux de croissance annuel de son économie atteignait les deux chiffres ; sa devise, le lari, devenait elle aussi plus forte, et elle avait remplacé le rouble depuis longtemps ; elle remplacerait bientôt le dollar. On ouvrait des oléoducs entre la mer Caspienne et la mer Noire ; et le vin devenait un produit d’exportation de première importance dans ce pays qui lui avait donné son nom.
Dans les années à venir, la Géorgie allait exporter un nectar d’une nature bien différente : des solutions de phages conçues pour venir en aide à un monde en train de perdre la guerre contre les maladies bactériennes.
La Fiat se déporta alors qu’elle négociait un virage sans visibilité. Kaye déglutit mais ne pipa mot. Lado s’était montré plein de sollicitude envers elle à l’institut. Durant les dernières semaines, elle l’avait parfois surpris en train de la contempler d’un air matois et pensif, typique du Vieux Continent, les yeux plissés tel un satyre sculpté dans le bois d’olivier. À en croire les femmes qui travaillaient à Eliava, on ne pouvait pas toujours lui faire confiance, en particulier si l’on était jeune. Mais il avait toujours traité Kaye avec une extrême politesse, voire avec compassion, comme en ce moment. Il ne souhaitait pas qu’elle soit triste, mais il ne voyait pas pour quelle raison elle serait heureuse.
En dépit de sa beauté, la Géorgie avait bien des imperfections : la guerre civile, les assassinats, et maintenant les charniers.
Ils emboutirent une muraille de pluie. Les essuie-glaces traînaient des bouts de caoutchouc noir et ne dégageaient qu’un tiers du champ visuel de Lado.
— Grâces soient rendues à Joseph Staline, il nous a laissé nos égouts, dit-il d’une voix songeuse. Brave fils de la Géorgie. Notre denrée la plus appréciée à l’exportation, encore plus que le vin.
Lado lui adressa un sourire contrefait. Il semblait à la fois honteux et sur la défensive. Kaye ne put résister au désir de le provoquer.
— Il a tué des millions de gens, murmura-t-elle. Il a tué le docteur Eliava.
Lado regarda fixement devant lui pour distinguer la chaussée par-delà le petit capot. Il rétrograda, freina, puis contourna une ornière assez grande pour abriter une vache. Poussant un petit couinement, Kaye s’accrocha à son siège. Il n’y avait pas de garde-fou sur ce tronçon d’autoroute et une rivière coulait trois cents mètres en contrebas.
— C’est Beria qui a déclaré que le docteur Eliava était un ennemi du peuple, expliqua Lado sur le ton de la conversation, comme s’il racontait une vieille histoire de famille. À l’époque, il était à la tête du KGB en Géorgie, ce n’était qu’un bourreau d’enfants local et non le loup enragé de toute la Russie.
— C’était l’homme de Staline, dit Kaye, en s’efforçant de ne pas penser à la route.
Impossible de comprendre pourquoi les Géorgiens étaient aussi fiers de Staline.
1
Rapprochement phonétique intraduisible.