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— Ils étaient tous les hommes de Staline, ou alors ils mouraient. (Lado haussa les épaules.) Ça a fait du foin, ici, quand Khrouchtchev a dit que Staline était un criminel. Qu’est-ce qu’on en savait, nous autres ?

Il nous avait baisés pendant si longtemps, et de tant de façons, qu’on croyait qu’il était notre mari.

Voilà qui était amusant. Lado sembla encouragé par le sourire de Kaye.

— Certains souhaitent encore un retour à la prospérité sous l’égide du communisme. Ou sous celle de la merde. (Il se frotta le nez.) Je préfère la merde.

L’heure qui suivit les vit descendre vers des plateaux et des contreforts moins vertigineux. Les panneaux routiers rédigés en caractères sinueux étaient criblés d’impacts de balle rouillés.

— Une demi-heure, pas plus, dit Lado.

La pluie diluvienne les empêcha de distinguer le moment où le jour céda la place à la nuit. Lado alluma les petits phares pitoyables de la Fiat alors qu’ils approchaient d’un carrefour et d’une sortie menant au village de Gordi.

Deux transports de troupe armés flanquaient la chaussée avant le carrefour. Cinq Russes des Forces de pacification, vêtus de cirés et coiffés de casques évoquant des pots de chambre, leur enjoignirent mollement de faire halte.

Lado freina et se mit à l’arrêt en mordant sur le bas-côté. Kaye aperçut une nouvelle ornière à quelques mètres à peine, en plein milieu du carrefour. Ils devraient quitter la chaussée pour la contourner.

Lado baissa sa vitre. Un soldat russe de dix-neuf ou vingt ans, aux joues roses d’enfant de chœur, passa la tête dans l’habitacle. De l’eau goutta de son casque sur la manche de Lado. Celui-ci s’adressa à lui en russe.

— Américaine ? demanda le soldat à Kaye.

Elle lui montra son passeport, ses permis de travail délivrés par l’Union européenne et la Communauté des États indépendants, et le fax qui la priait – ou plutôt lui ordonnait – de se rendre à Gordi. Le jeune homme s’empara de celui-ci et tenta de le déchiffrer en plissant le front, le transformant en chiffon mouillé. Il s’éloigna de la voiture pour aller consulter un officier accroupi dans l’habitacle arrière du véhicule le plus proche.

— Ils n’ont pas envie d’être ici, marmonna Lado. Et nous n’avons pas envie qu’ils soient ici. Mais nous avons demandé de l’aide… À qui la faute ?

Il cessa de pleuvoir. Kaye scruta la pénombre embrumée devant elle. Oiseaux et criquets étaient audibles en dépit des geignements du moteur.

— Descendez, puis tournez à gauche, dit le soldat à Lado, tout fier de son anglais.

Il gratifia Kaye d’un sourire, puis leur fit signe de se diriger vers un autre soldat, qui se dressait tel un poteau près de l’ornière. Lado passa en première, et la petite voiture contourna l’obstacle, passa près du troisième soldat et s’engagea sur la route secondaire.

Lado laissa sa vitre grande ouverte. L’air frais et moite du soir s’engouffra dans l’habitacle et fit hérisser le duvet sur la nuque de Kaye. La route était bordée de bouleaux serrés les uns contre les autres. Une atroce puanteur lui monta soudain aux narines. Il y avait des gens tout près. Puis Kaye se dit que cette odeur ne provenait peut-être pas des égouts. Elle avait les narines plissées et l’estomac noué. Mais c’était peu probable. Leur destination se trouvait à deux kilomètres de Gordi, et le village était à trois kilomètres de l’autoroute.

Un ruisseau traversait la chaussée, et Lado ralentit pour le franchir. Les roues s’enfoncèrent jusqu’aux enjoliveurs, mais la voiture émergea intacte et roula sur une centaine de mètres. Des étoiles apparurent entre les nuages mouvants. Les montagnes dessinaient contre le ciel des masses aux contours brisés. Une forêt apparut, puis s’évanouit, et ils découvrirent Gordi, des bâtiments de pierre, des chalets en bois plus récents de deux étages avec de minuscules fenêtres, un unique cube administratif en béton, vierge de toute décoration, des chaussées d’asphalte défoncé et de vieux pavés. Pas d’éclairage – des fenêtres noires et aveugles. Encore une panne d’électricité.

— Je ne connais pas cette ville, marmonna Lado.

Il pila sur les freins, arrachant Kaye à sa rêverie.

La voiture traversa au ralenti la place du village, entourée de bâtiments à deux étages. Kaye distingua une antique pancarte de l’Intourist au-dessus d’une auberge baptisée Le Tigre de Rustaveli.

Lado alluma la petite veilleuse et attrapa le fax pour consulter la carte qui y figurait. Puis il le jeta d’un air dégoûté et ouvrit la portière de la Fiat. Les charnières émirent un fort gémissement métallique. Il se pencha à l’extérieur et hurla en géorgien :

— Où est le charnier ?

Les ténèbres restèrent muettes.

— Splendide, fit Lado.

Il dut s’y reprendre à deux fois pour refermer la portière. Kaye plissa fermement les lèvres comme la voiture redémarrait en trombe. Ses rouages produisant une cacophonie stridente, la Fiat dévala une ruelle bordée de magasins obscurs, protégés par des rideaux de fer rouillé, puis déboucha derrière le village, passant près de deux granges abandonnées, de tas de graviers et de ballots de foin épars.

Au bout de quelques minutes, ils aperçurent de la lumière, la lueur des torches et l’éclat d’un petit feu de camp, puis ils entendirent le ronronnement saccadé d’un générateur portable et des voix qui sonnaient creux au cœur de la nuit.

Le charnier était plus près que ne l’indiquait la carte, à quinze cents mètres du village. Kaye se demanda si les villageois avaient entendu des cris, s’il y avait seulement eu des cris.

Fini de rire.

Les soldats de l’ONU portaient des masques à gaz équipés de filtres à aérosols industriels. Ceux de la Sécurité géorgienne devaient se contenter de mouchoirs plaqués sur leurs visages. Dans d’autres circonstances, leur allure sinistre aurait porté à rire. Leurs officiers portaient des masques de chirurgien blancs.

Le chef du sakrebulo, le conseil local, un petit homme aux poings massifs, aux abondants cheveux noirs et crépus et au nez proéminent, se tenait près des officiers de la Sécurité, l’air à la fois buté et chagriné.

Le leader de l’équipe de l’ONU, le colonel Nicholas Beck, originaire de Caroline du Sud, fit des présentations rapides et passa un masque à gaz à Kaye. Elle se sentait un peu gauche, mais elle le mit quand même. L’assistante de Beck, une caporale noire du nom de Hunter, lui tendit une paire de gants de chirurgien en latex blanc. Lorsqu’elle les enfila, ils produisirent sur ses poignets un claquement familier.

Beck et Hunter s’éloignèrent du feu de camp et des Jeep blanches, conduisant Kaye et Lado au charnier en empruntant un petit sentier tracé entre les arbres et les buissons.

— Le chef du conseil local n’a pas que des amis. Certains membres de l’opposition ont creusé des tranchées, puis ils ont appelé le QG de l’ONU à Tbilissi, expliqua Beck. Je pense que les gars de la Sécurité n’apprécient pas notre présence. Tbilissi refuse de coopérer. Vous êtes le seul expert que nous ayons pu trouver au débotté.

Trois tranchées parallèles avaient été ouvertes, puis balisées par des ampoules fichées sur des poteaux plantés dans le sol sablonneux et alimentées par un générateur portable. Des rubans de plastique rouge et jaune reliaient les poteaux, d’une immobilité parfaite en l’absence de vent.

Kaye fit le tour de la première tranchée et souleva son masque. Plissant les narines pour se préparer au pire, elle renifla. Elle ne sentit qu’une odeur de boue et de terre.

— Ils ont plus de deux ans, déclara-t-elle.

Elle rendit le masque à Beck. Lado fit halte dix pas derrière eux, hésitant à s’approcher du charnier.