— Nous devons nous en assurer, dit Beck.
Kaye se dirigea vers la deuxième tranchée, s’accroupit et balaya du rayon de sa lampe les tas de tissu, d’os noircis et de terre sèche. Le sol était sec et sablonneux, sans doute s’agissait-il du lit d’un vieux ruisseau né du dégel. Les cadavres n’avaient plus rien de reconnaissable, les os étaient brun pâle et encroûtés de terre, les chairs marron et noir étaient toutes plissées. Les vêtements avaient pris la couleur de la glèbe, mais ces débris et ces lambeaux ne provenaient pas d’uniformes de l’armée : c’étaient des robes, des pantalons, des manteaux. La laine et le coton ne s’étaient pas tout à fait désagrégés. Kaye chercha des matériaux synthétiques, plus colorés ; ils l’aideraient à situer plus précisément le charnier dans le temps. Rien ne lui sauta aux yeux.
Elle braqua sa lampe sur les parois de la tranchée. Les racines les plus épaisses, coupées par les coups de pelle, avaient un peu plus d’un centimètre de diamètre. Les arbres les plus proches, pareils à des spectres élancés, poussaient à dix mètres de là.
Un officier de la Sécurité, un quinquagénaire au nom ronflant de Vakhtang Chikourichvili, un bel homme dans le style massif, aux larges épaules et au nez maintes fois cassé, s’avança vers elle. Il ne portait pas de masque. Il brandissait un objet sombre. Kaye mit quelques secondes à reconnaître une chaussure. Chikourichvili s’adressa à Lado dans un géorgien guttural.
— Il dit que ces souliers sont vieux, traduisit Lado. Il dit que ces gens sont morts il y a cinquante ans. Peut-être davantage.
Agitant le bras en signe de colère, Chikourichvili bombarda Lado et Beck d’un feu roulant de déclarations où le russe se mêlait au géorgien.
Lado traduisit.
— Il dit que les Géorgiens qui ont creusé ici sont des imbéciles. Ceci n’est pas pour l’ONU. Ceci date d’avant la guerre civile. Il dit que ces gens-là ne sont pas des Ossètes.
— Qui a parlé d’Ossètes ? demanda sèchement Beck.
Kaye examina la chaussure. Elle avait une épaisse semelle de cuir, un dessus également en cuir et des œillets pourris et bouchés par des caillots de terre. Le cuir était dur comme la pierre. Elle scruta l’intérieur. De la poussière, mais pas de chaussette ni de tissu – on ne l’avait pas arrachée à un pied décomposé. Chikourichvili soutint le regard interrogateur qu’elle lui lançait, puis craqua une allumette et alluma une cigarette.
Mise en scène, se dit Kaye. Elle se rappela les cours qu’elle avait suivis dans le Bronx, des cours qui avaient fini par la détourner de la médecine légale – les visites sur des scènes d’homicides, les masques pour se protéger de la putréfaction.
Beck tenta d’apaiser l’officier, s’adressant à lui dans un géorgien hésitant et un russe correct. Lado traduisit aimablement ses propos. Puis Beck prit Kaye par le coude et la conduisit dans une tente en toile qui avait été dressée à quelques mètres des tranchées.
À l’intérieur, on avait étalé des fragments de cadavres sur deux tables pliantes quelque peu cabossées. Du boulot d’amateur, songea Kaye. Peut-être que les ennemis du chef du sakrebulo avaient disposé ces corps et pris des photos en guise de preuves.
Elle fit le tour de la première table : deux torses et un crâne. Sur les torses subsistait une certaine quantité de chair momifiée, et sur les crânes on trouvait d’étranges ligaments, pareils à des sangles de cuir noir séché, autour du front, des yeux et des joues. Elle chercha des traces d’insectes et trouva dans une gorge flétrie quelques cadavres de larves de mouche à viande. Ces corps avaient été enterrés quelques heures après le décès. Elle supposa qu’ils n’avaient pas été enfouis durant l’hiver, période où l’on ne trouve pas de mouches à viande. Certes, à cette altitude, les hivers étaient doux en Géorgie.
Saisissant un canif posé près du torse le plus proche, elle souleva un lambeau de tissu, sans doute du coton blanc, puis sonda un carré de peau raide et concave au-dessus de l’abdomen. Au niveau du pelvis, il y avait des empreintes de balles dans le tissu et dans la peau.
— Mon Dieu, souffla-t-elle.
À l’intérieur du pelvis, emmailloté dans la terre et la chair desséchée, gisait un corps plus petit, guère plus qu’un tas d’os minuscules, au crâne défoncé.
— Colonel.
Elle montra sa trouvaille à Beck. Le visage de celui-ci se pétrifia.
Ces corps étaient peut-être vieux de cinquante ans, mais, en ce cas, ils étaient dans un état remarquable. Il restait un peu de laine et de coton. Tout était très sec. Cette région était aujourd’hui bien irriguée. Les tranchées étaient profondes. Mais les racines…
Chikourichvili reprit la parole. À en juger par le ton de sa voix, il était un peu plus coopératif, voire contrit. L’histoire de la région encourageait la contrition.
— Il dit que les deux cadavres sont de sexe féminin, murmura Lado à l’oreille de Kaye.
— J’ai vu, marmonna-t-elle.
Elle fit le tour de la table pour examiner le second torse. Il n’y avait pas de peau au-dessus de son abdomen. Elle écarta la terre, faisant bouger la cage thoracique qui résonna comme une gourde sèche. Un petit crâne gisait aussi dans ce pelvis, celui d’un fœtus d’environ six mois, comme l’autre. Le torse n’avait plus de membres ; impossible de dire si les jambes avaient été collées l’une à l’autre sous terre. Aucun des fœtus n’avait été expulsé par la pression des gaz abdominaux.
— Enceintes toutes les deux, dit-elle.
Lado traduisit sa remarque en géorgien.
— Nous avons compté une soixantaine d’individus, dit Beck à voix basse. Apparemment, les femmes ont été tuées par balle. Les hommes aussi, quand ils n’ont pas été battus à mort.
Chikourichvili pointa son doigt sur Beck, puis sur le camp au-dehors, et, le visage cramoisi à la lueur des torches, s’écria :
— Djougachvili, Staline.
D’après l’officier, les tombes avaient été creusées quelques années avant la Grande Guerre du Peuple, durant les purges – la fin des années 30. Elles avaient donc presque soixante-dix ans, c’était de l’Histoire ancienne, ça ne regardait pas l’ONU.
— Il veut que l’ONU et les Russes partent d’ici, dit Lado. Il dit que ça relève des Affaires intérieures, pas de la Force pacificatrice.
Beck s’adressa de nouveau à l’officier géorgien, sur un ton nettement moins conciliant. Refusant de servir d’interprète aux deux hommes, Lado rejoignit Kaye, qui se penchait sur le second torse.
— Sale affaire, dit-il.
— C’est trop long, chuchota Kaye.
— Pardon ?
— Soixante-dix ans, c’est beaucoup trop long. Dites-moi ce qu’ils sont en train de se raconter.
De la pointe de son canif, elle toucha les étranges lanières entourant les orbites. On aurait dit une sorte de masque. Leur avait-on passé une cagoule avant de les exécuter ? Elle ne le pensait pas. Ces filaments étaient noirs, fibreux et résistants.
— L’homme de l’ONU dit qu’on n’oublie jamais les crimes de guerre, dit Lado. Qu’il n’y a pas de… comment dit-on… de prescription.
— Il a raison.
Kaye retourna doucement le crâne. L’occiput portait les traces d’une fracture latérale et d’un enfoncement sur une profondeur de trois centimètres.
Elle s’intéressa de nouveau au minuscule squelette enchâssé dans le pelvis du second torse. Elle avait suivi quelques cours d’embryologie durant sa deuxième année de médecine. La structure osseuse du fœtus semblait quelque peu étrange, mais elle ne tenait pas à endommager son crâne en l’extrayant du magma de terre et de tissu desséché. Elle avait fait assez de dégâts comme ça.