Au temps pour les reconstitutions velues des muséums.
Mitch se pencha un peu plus, sentant l’air froid lui emplir les narines, et s’appuya d’une main au plafond de la grotte. Entre les corps se trouvait ce qui ressemblait à deux masques, le premier à moitié fourré sous l’homme, le second sous la femme. Leurs bordures paraissaient déchirées. On distinguait sur chacun d’eux des trous pour les yeux et les narines, ainsi qu’un semblant de lèvre supérieure, le tout revêtu d’un léger duvet, et, en dessous, une sorte d’écharpe encore plus velue qui devait s’envelopper autour du cou et de la mâchoire inférieure. On aurait pu croire qu’ils avaient été arrachés aux visages, qu’on avait écorché ceux-ci, sinon que pas un bout de peau ne manquait sur les têtes.
Le masque qui se trouvait près de la femme paraissait attaché à son front et à ses tempes par des fibres aussi fines que des byssus de moule.
Mitch se rendit compte qu’il se concentrait sur de petits mystères pour oublier une grosse impossibilité.
— De quand datent-ils ? demanda Tilde. Tu peux déjà le dire ?
— Je pense qu’on n’a pas vu des gens comme ceux-ci depuis des dizaines de milliers d’années, répondit Mitch.
Tilde ne sembla pas relever l’importance de cette déclaration.
— Ce sont des Européens, comme Hibernatus ? insista-t-elle.
— Je ne sais pas.
Aussitôt après avoir prononcé ces mots, Mitch secoua la tête et leva la main. Il ne voulait pas parler ; il voulait réfléchir. Ce lieu était extrêmement dangereux sur le plan professionnel, sur le plan mental et sur tous les autres. Dangereux, onirique, impossible.
— Dis-le-moi, Mitch, implora Tilde avec une étonnante gentillesse. Dis-moi ce que tu vois.
Elle tendit une main pour lui caresser le genou. Franco la regarda faire sans broncher.
— Il y a un mâle et une femelle, chacun mesurant environ cent soixante centimètres, commença Mitch.
— Des petites gens, dit Franco, mais Mitch ne lui prêta aucune attention.
— Ils semblent appartenir au genre Homo, espèce sapiens. Mais ils ne sont pas tout à fait comme nous. Peut-être ont-ils souffert d’une sorte de nanisme, d’une distorsion des traits…
Il s’interrompit pour examiner à nouveau les têtes et ne vit aucun signe de nanisme, même si ces masques le troublaient encore.
Ces traits classiques…
— Ce ne sont pas des nains, dit-il. Ce sont des Neandertaliens.
Tilde toussa. L’air sec leur irritait la gorge.
— Pardon ?
— Des hommes des cavernes ? demanda Franco.
— Des Neandertaliens, répéta Mitch, autant pour se convaincre lui-même que pour corriger Franco.
— Conneries, dit Tilde d’une voix vibrante de colère. Nous ne sommes pas des enfants.
— Je parle sérieusement. Vous avez découvert deux Neandertaliens extrêmement bien préservés, un homme et une femme. Les premières momies neandertaliennes… du monde. De tous les temps.
Tilde et Franco méditèrent en silence pendant quelques secondes. Au-dehors, le vent ululait devant l’entrée de la grotte.
— De quand datent-ils ? demanda Franco.
— Tout le monde pense que les Neandertaliens se sont éteints il y a quarante mille ans au minimum, cent mille au maximum, répondit Mitch. Peut-être que tout le monde se trompe. Mais je ne pense pas qu’ils aient pu rester dans cette grotte, dans cet état de préservation, pendant quarante millénaires.
— Peut-être que c’étaient les derniers, dit Franco en se signant avec révérence.
— Incroyable, fit Tilde, le rouge aux joues. Combien valent-ils, à ton avis ?
Mitch sentit une crampe lui nouer la jambe et il alla s’accroupir près de Franco. Il se frotta les yeux de ses phalanges gantées. Comme il faisait froid ! Il frissonnait. La lune floue se mouvait dans son champ visuel.
— Ils ne valent rien du tout, déclara-t-il.
— Ne plaisante pas, dit Tilde. Ils sont rares – uniques en leur genre, pas vrai ?
— Même si nous… si vous parveniez à les faire sortir intacts de cette grotte et à les descendre en bas de la montagne, où iriez-vous les vendre ?
— Il existe des gens qui collectionnent des trucs comme ça, dit Franco. Des gens très friqués. Nous avons déjà parlé à l’un d’eux d’un nouvel Hibernatus. S’il s’agit bien d’un couple…
— Peut-être devrais-je être plus direct, le coupa Mitch. Si cette découverte n’est pas traitée avec toute la rigueur scientifique qui s’impose, j’irai voir les autorités, suisses ou italiennes, peu importe. Et je leur dirai tout.
Nouveau silence. Mitch aurait juré entendre les pensées de Tilde, pareilles aux rouages d’une petite horloge autrichienne.
Franco tapa le sol de la grotte avec sa main gantée et lança à Mitch un regard mauvais.
— Pourquoi tu veux nous baiser ?
— Parce que ces gens ne vous appartiennent pas, répondit Mitch. Ils n’appartiennent à personne.
— Ils sont morts ! s’exclama Franco. Ils n’ont plus de droits sur eux-mêmes, pas vrai ?
Les lèvres de Tilde dessinèrent une ligne droite, sinistre.
— Mitch a raison. Nous n’allons pas les vendre.
Un peu effrayé à présent, Mitch s’empressa d’ajouter :
— Je ne sais pas ce que vous avez l’intention d’en faire, mais je ne pense pas que vous serez en mesure de les contrôler, ni de vendre leurs droits d’exploitation, pour en faire des poupées Barbie des cavernes ou un truc de ce genre.
Il inspira à fond.
— Bon, encore une fois, je pense que Mitch a raison, déclara Tilde d’une voix traînante.
Franco lui adressa un regard interrogatif.
— Notre découverte est de première importance, reprit-elle. Nous allons nous conduire en bons citoyens. Ces gens-là sont nos ancêtres à tous. Le papa et la maman du monde.
Mitch sentit la migraine monter insidieusement en lui. Cette masse oblongue était un signal familier : le phare d’un train fonçant sur lui pour lui écraser la tête. S’il devait souffrir d’une céphalée, d’une migraine incapacitante, il lui serait difficile, voire impossible, de redescendre de la montagne. Il n’avait pas apporté ses médicaments.
— Avez-vous l’intention de me tuer ici ? demanda-t-il à Tilde.
Franco lui jeta un regard vif, puis roula sur lui-même pour se tourner vers Tilde, dans l’attente de sa réponse.
Elle se fendit d’un sourire et se tapota le menton.
— Je réfléchis, dit-elle. Ça ferait de nous des brigands célèbres. On raconterait de sacrées histoires. Les pirates de la préhistoire. Yo-ho-ho ! et une bouteille de schnaps !
— Ce que nous devons faire, déclara Mitch – supposant qu’elle lui avait répondu par la négative –, c’est prélever un échantillon de tissu sur chaque corps, en faisant le minimum de dégâts. Ensuite…
Il saisit sa torche et en braqua le rayon par-delà les têtes ensommeillées, toutes proches, du mâle et de la femelle, en direction du fond de la grotte, à trois mètres de là. Un petit objet s’y trouvait, enveloppé dans de la fourrure.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, imité par Franco.
Il réfléchit. Il pourrait sans doute s’insinuer entre la femelle et la paroi sans troubler autre chose que de la poussière. D’un autre côté, il valait mieux laisser les lieux complètement intacts, ressortir de la grotte et y ramener de véritables experts. Les études effectuées sur des os de Neandertaliens avaient permis d’en apprendre suffisamment sur leur ADN. Son observation serait confirmée, la grotte serait scellée et…