Il se pressa les tempes et ferma les yeux.
Tilde lui tapa sur l’épaule et l’écarta gentiment.
— Je suis plus petite, dit-elle.
Elle rampa le long de la femme pour se diriger vers le fond de la grotte.
Mitch la regarda sans mot dire. Voilà ce qu’on ressentait en commettant un péché mortel – le péché de curiosité irréfléchie. Jamais il ne pourrait se pardonner, mais, tenta-t-il de se raisonner, comment aurait-il pu arrêter Tilde sans abîmer les corps ? En outre, elle se montrait prudente.
Tilde s’avança dans l’encoignure jusqu’à coller son visage au sol, près du paquet. De l’index et du médius, elle agrippa la fourrure et, lentement, la retourna. Mitch sentit sa gorge se serrer.
— Éclaire-moi, ordonna-t-elle.
Il obéit.
Franco en fit autant.
— C’est une poupée, dit Tilde.
Du haut du paquet émergeait un petit visage, pareil à une pomme noire et ridée, avec deux minuscules yeux noirs enfoncés dans leurs orbites.
— Non, dit Mitch. C’est un bébé.
Tilde se recula de quelques centimètres et émit un petit « hum » surpris.
La migraine déferla sur Mitch dans un grondement de tonnerre.
Franco soutenait Mitch devant l’entrée de la grotte. Tilde était toujours à l’intérieur. Mitch avait désormais une migraine de force 9, avec effets visuels et sonores, et se retenait à grand-peine de se rouler en boule et de hurler. Après être passé par le stade des nausées, au fond de la grotte, il était à présent parcouru de frissons.
Il savait, avec une absolue certitude, qu’il allait mourir ici, au seuil de la découverte anthropologique la plus extraordinaire de tous les temps, la laissant aux mains de Tilde et de Franco, qui ne valaient guère mieux que des pillards.
— Qu’est-ce qu’elle fabrique là-dedans ? demanda-t-il en gémissant, la tête basse.
Même le crépuscule lui semblait éclatant. Cependant, le soir tombait vite.
— Ne t’inquiète pas de ça, dit Franco en lui agrippant le bras avec plus de force.
Mitch se dégagea et fouilla sa poche à la recherche des flacons contenant les échantillons. Il avait réussi à prélever deux fragments de la cuisse de l’homme et de celle de la femme avant que la douleur n’atteigne son point culminant ; maintenant, il distinguait à peine ce qui l’entourait.
Se forçant à ouvrir les yeux, il découvrit un ciel bleu saphir encadrant avec netteté la montagne, la glace et la neige, bordé à la lisière de son champ visuel par des lueurs fugaces semblables à des éclairs miniatures.
Tilde émergea de la grotte, son appareil photo dans une main, son sac à dos dans l’autre.
— Nous avons assez d’éléments pour tout prouver, déclara-t-elle.
Elle s’adressa à Franco en italien, à voix basse et dans un débit précipité. Mitch ne comprit pas un traître mot de ce qu’elle disait, mais il n’en avait cure.
Il ne souhaitait qu’une chose : redescendre de la montagne, se glisser dans un lit bien chaud et s’endormir, attendre que s’estompe cette extraordinaire douleur, familière et pourtant toujours surprenante.
La mort était une autre option qui ne manquait pas d’attrait.
Franco l’encorda en un tournemain.
— Viens, mon vieux, dit l’Italien en tirant doucement sur la corde.
Mitch avança en trébuchant, serrant les poings pour ne pas se marteler les tempes.
— Le piolet, intima Tilde.
Franco dégagea le piolet de Mitch de sa ceinture, l’envoyant baller contre ses jambes et son sac à dos.
— Tu es dans un sale état, commenta-t-il.
Mitch ferma les yeux de toutes ses forces ; le crépuscule se peuplait d’éclairs, et le tonnerre lui était douloureux, lui écrasant silencieusement la tête à chaque pas. Tilde ouvrit la marche tandis que Franco le suivait de près.
— On prend un autre chemin, dit Tilde. La glace est traître et le pont trop fragile.
Mitch ouvrit les yeux. L’arête était une lame de couteau rouillée, une ombre de carbone devant le ciel d’un bleu outremer pur virant lentement au noir étoilé. Chaque souffle était plus froid, plus pénible que le précédent. Il transpirait abondamment.
Avançant en pilotage automatique, il tenta de descendre une pente rocheuse tavelée de plaques de neige craquante, glissa et s’entrava dans la corde, traînant Franco derrière lui sur une distance de deux ou trois mètres. Plutôt que de protester, l’Italien lui passa la corde autour de la taille et l’apaisa comme s’il avait été un enfant.
— C’est bien, mon vieux. C’est mieux. C’est beaucoup mieux. Attention où tu mets les pieds.
— Je n’en peux plus, Franco, chuchota Mitch. Ça faisait plus de deux ans que je n’avais pas eu de migraine. Je n’ai même pas apporté mes pilules.
— Peu importe. Regarde où tu vas et fais ce que je te dis.
Franco appela Tilde. Mitch la sentait toute proche et plissa les yeux pour mieux la voir. Son visage lui apparut sur fond de nuages, encadré par les étincelles qui envahissaient son champ visuel.
— Il va neiger, dit-elle. On doit faire vite.
Puis Franco et elle échangèrent quelques mots en italien et en allemand, et Mitch crut qu’ils allaient l’abandonner ici, sur la glace.
— Je peux continuer, murmura-t-il. Je peux marcher.
Ils se remirent donc à descendre sur la glace, accompagnés par le bruit d’une chute de glacier, cette antique rivière qui ne cessait de couler, craquant et rugissant, tressaillant et grondant – des mains de géant applaudissant dans le lointain. Le vent s’intensifia et Mitch se retourna pour s’en protéger. Franco le remit dans la bonne direction, sans ménagement cette fois-ci.
— Ce n’est pas le moment de faire des bêtises, mon vieux. Avance.
— J’essaie.
— Avance, je te dis.
Le vent était un poing pressant son visage. Il se pencha en avant pour lui résister. Des cristaux de glace lui picoraient les joues, il tenta de relever son capuchon, mais ses doigts gantés étaient des saucisses.
— Il n’y arrivera pas, dit Tilde.
Mitch la vit tourner autour de lui, enveloppée d’une neige tourbillonnante. Soudain, ils furent assaillis par des lances de neige, sursautèrent en sentant le vent les saisir. La torche de Franco illuminait des millions de flocons filant à l’horizontale. Ils envisagèrent de se construire un igloo, mais la glace était trop dure, ça leur prendrait trop de temps.
— Fonce ! Descends, c’est tout ! hurla Franco, et Tilde obéit sans mot dire.
Mitch ne savait pas où ils allaient, et il ne s’en souciait plus. Franco lâchait des bordées de jurons en italien, mais le vent étouffait sa voix, et Mitch, qui se traînait péniblement, posant un pied devant l’autre, enfonçant ses crampons dans le sol, s’efforçait de rester debout. Il n’avait conscience de la présence de Franco que grâce à la traction sur la corde.
— Les dieux sont en colère ! hurla Tilde, un cri de plaisir et de défi, d’excitation, d’exaltation, même.
Franco avait dû tomber, car voici que Mitch était tiré vers l’arrière. Il avait agrippé son piolet sans s’en rendre compte et, comme il s’étalait sur le ventre, il eut la présence d’esprit de le planter dans la glace pour stopper sa chute. Franco sembla rester suspendu quelques instants, quelques mètres plus loin sur le versant. Mitch se tourna vers lui. Son champ visuel était vierge d’étincelles. Il était en train de se geler, de se geler vraiment, et cela atténuait sa migraine. Aucune trace de Franco sur les bandes parallèles tracées dans la neige. Le vent siffla puis poussa un cri strident, et Mitch colla son visage contre la glace. Son piolet se délogea, et il glissa sur deux ou trois mètres. À présent que la douleur s’était apaisée, il pouvait se demander comment il allait se tirer de là vivant. Il planta ses crampons dans la glace et remonta le long du versant, tractant Franco de toutes ses forces. Tilde aida l’Italien à se relever. Il avait le nez en sang et semblait sonné. Il avait dû se cogner la tête sur la glace. Elle jeta un regard à Mitch, lui sourit et lui posa une main sur l’épaule. Si amicale. Personne ne dit rien. Ils étaient rapprochés par la douleur et la sournoise chaleur qu’ils partageaient. Franco émit un petit bruit, mi-sanglot, mi-hoquet, lécha ses lèvres sanglantes et rapprocha leurs cordes. Comme ils étaient exposés ! Étouffant les hurlements du vent, la glace au-dessus d’eux craqua, gronda, rugit, tel un tracteur sur une route gravillonnée. Mitch sentit frémir le sol sous ses pieds. Ils étaient trop près de la chute de glacier, et celle-ci était active, bruyante. Il tira sur la corde qui le liait à Tilde, et elle lui resta dans les mains – coupée. Il tira sur la corde derrière lui. Franco se dégagea péniblement d’une bourrasque, le visage couvert de sang, les yeux luisants derrière ses lunettes. Il tomba à genoux près de Mitch, puis s’appuya sur les mains et se laissa choir. Mitch l’agrippa par l’épaule, vit qu’il ne bougeait plus, se releva et se tourna vers le bas. Le vent venait du sommet, et il chancela. Il fit une nouvelle tentative, se pencha maladroitement en arrière, tomba. Pas le choix, il devait ramper. Il tira Franco derrière lui mais dut s’arrêter au bout d’un ou deux mètres à peine. La glace rugueuse l’empêchait de progresser. Il ne savait plus quoi faire. Ils devaient sortir de cette zone venteuse, mais la visibilité était trop médiocre pour qu’il puisse choisir la direction à suivre. Il était ravi que Tilde les ait abandonnés. Seule, elle pouvait s’en tirer, et peut-être que quelqu’un ferait des bébés avec elle, ni Franco ni lui, bien sûr ; désormais, ils étaient éliminés de cette bonne vieille course de l’évolution. Dégagés de toute responsabilité. Il regretta que Franco soit si mal en point.