Quant aux Vickys, il était bien sûr totalement exclu qu’ils l’admettent. Et presque toutes les autres tribus marquaient une préférence ethnique, que ce soit les Parsis ou les autres. Les Juifs ne l’accepteraient qu’à condition qu’il se tranche un bout de la queue et apprenne à lire une langue complètement zarbi, ce qui était une sacrée paire de manches vu qu’il n’avait même pas encore réussi à se décider à lire correctement l’anglais. Il y avait certes un tas de phyles tendance cénobites – des tribus religieuses – qui acceptaient des individus de toute race, mais la plupart n’étaient pas très puissants et ne détenaient aucun terrain dans les Territoires concédés. Les Mormons avaient le terrain et ils étaient très puissants, mais il n’était pas certain qu’ils seraient enclins à l’admettre avec la bienveillance et la célérité qui eussent été de mise en la circonstance. Restaient les tribus que certains élaboraient dans le vide – les phyles synthétiques –, mais la plupart étaient fondées sur quelque talent partagé, sur une idée ou un rituel tordu qu’il serait bien en peine d’apprendre en une demi-heure.
Finalement, aux alentours de minuit, il passa devant un type vêtu d’un drôle de blouson gris et d’une casquette frappée d’une étoile, qui essayait de distribuer de petits livres rouges, et l’éclair se fit en lui : Sendero. La plupart des Senderistas étaient incas ou coréens, mais ils admettraient n’importe qui. Ils avaient une clave sympa, au sein même des Territoires concédés, une clave bien protégée, et tous, homme ou femme, jusqu’au dernier, étaient des cogneurs. Ce n’est pas quelques douzaines d’Ashantis qui leur poseraient problème. Et l’on pouvait entrer à tout moment : il suffisait de franchir la grille. Ils acceptaient n’importe qui, sans poser de questions.
Il avait entendu dire que ce n’était pas une si bonne idée d’être communiste, mais vu les circonstances, il estimait qu’il pouvait bien ravaler ses scrupules et citer le petit livre rouge si nécessaire. Sitôt les Ashantis repartis, salut la compagnie !
Une fois sa décision prise, il n’eut plus la patience d’attendre. Il dut se contenir pour ne pas se mettre à trottiner, ce qui eût été le meilleur moyen d’attirer l’attention d’un Ashanti. Il avait du mal à supporter l’idée d’être si près du salut et de tout gâcher.
Il tourna un coin et découvrit le mur de la clave Sendero, quatre étages de haut sur une longueur de deux pâtés de maisons, tel un médiatron géant et massif, avec juste une porte minuscule au milieu. D’un côté, Mao saluait de la main une foule invisible, encadré par son épouse aux dents de cheval et par Lin Piao, son comparse aux sourcils fourrés, de l’autre, le président Gonzalo enseignait à un groupe de petits enfants, tandis qu’au centre se déployait un slogan en lettres hautes de dix mètres : LUTTONS POUR SOUTENIR LES PRINCIPES DE LA PENSÉE DE MAO-GONZALO !
Les portes étaient gardées, comme toujours, par deux gamins de douze ans, avec foulard et brassard rouge, antique pétoire à cartouches et vraie baïonnette passée à l’épaule. La fille était une Blanche, toute blonde, le garçon un Asiatique joufflu. Combien de fois Bud et son fils Harv étaient-ils venus, à leurs heures perdues, tenter de dérider ces gamins ; grimaces, pitreries, blagues. Rien n’y faisait. Mais il avait observé le rituel : ils allaient croiser leurs armes pour lui barrer le passage et ne le laisseraient entrer qu’après avoir juré fidélité éternelle à la pensée de Mao-Gonzalo, et alors…
Un cheval, du moins un truc construit en suivant le même plan général, descendait la rue au petit trot. Ses sabots ne cliquetaient pas comme des sabots ferrés. Bud comprit qu’il s’agissait d’une chevaline – un robot quadrupède.
L’homme juché sur la chevy était un Africain en tenue bariolée. Bud reconnut le motif du vêtement et sut immédiatement, sans même avoir à chercher la balafre, qu’il s’agissait d’un Ashanti. Sitôt que l’homme eut croisé son regard, il changea de vitesse, passant au grand galop. Il allait lui couper la route avant qu’il ait pu atteindre Sendero. Et il était encore trop loin pour être à portée du pistocrâne dont les projectiles infinitésimaux avaient une portée ridicule.
Bud entendit un petit bruit dans son dos ; il tourna la tête et soudain quelque chose vint se coller sur son front. Deux autres Ashantis l’avaient surpris, en arrivant pieds nus.
« Monsieur, commença le premier, je vous déconseillerai de faire usage de votre arme, à moins que vous ne désiriez que le projectile détone sur votre front. Vu ? » Ses traits se fendirent d’un large sourire qui découvrit d’énormes dents parfaitement blanches, tandis qu’il portait la main à son front. Bud l’imita et sentit quelque chose de dur collé sur l’épiderme, à l’aplomb du pistocrâne.
La chevy repassa au petit trot et obliqua vers lui. Soudain, Bud se retrouva entouré d’Ashantis. Il se demanda depuis combien de temps ils le filaient. Tous arboraient des sourires éclatants. Tous avaient l’arme de poing ; ils visaient la chaussée, le doigt plaqué le long du canon, prêt à réagir sur l’ordre du chevyalier. Puis, soudain, toutes les armes parurent se braquer sur lui.
Les projectiles vinrent se coller à sa peau et ses vêtements, éclatant sur les côtés en déployant des mètres et des mètres d’une fine pellicule adhésive qui se rétractait en séchant. L’un d’eux l’atteignit à la nuque et la substance lui recouvrit rapidement le visage, l’enfermant sous un film mince comme une bulle de savon : il voyait donc parfaitement – la pellicule ayant tiré en arrière une de ses paupières, il n’avait pas le choix – et tout le paysage était « à présent drapé de superbes irisations. L’ensemble du processus d’emballage avait pris quelque chose comme une demi-seconde et Bud, désormais momifié dans le plastique, bascula tête la première. L’un des Ashantis eut la bonté de l’intercepter. Ils l’étendirent sur le trottoir et le firent rouler sur le dos. De la pointe d’un canif, quelqu’un déchira le film au-dessus de sa bouche pour lui permettre à nouveau de respirer.
Plusieurs Ashantis s’employèrent à fixer des poignées à l’emballage, deux au niveau des épaules, deux autres près des chevilles, tandis que le chevyalier descendait de sa monture et venait s’agenouiller auprès de lui.
L’homme avait les joues marquées de plusieurs balafres en saillie. « Monsieur, dit-il avec un sourire, je vous accuse d’avoir enfreint un certain nombre de dispositions du Protocole économique commun, infractions dont je vous donnerai le détail en temps opportun, et vous déclare en conséquence en état d’arrestation. Je me dois de vous signaler que tout individu ainsi arrêté risque des représailles meurtrières au cas où il s’aviserait de résister, ce qui – je ris ! – semble bien improbable en ce moment ; mais la procédure m’enjoint de vous le préciser. Comme ce territoire appartient à un État-nation qui reconnaît le Protocole économique commun, vous êtes en droit de vous entendre signifier cette inculpation dans le cadre juridique de l’État-nation en question, qui se trouve être en l’occurrence la République côtière chinoise. Cet État-nation pourra ou non vous accorder des droits additionnels ; nous saurons sous peu à quoi nous en tenir, dès que nous aurons exposé la situation aux autorités compétentes. Ah ! justement, je crois que je les vois arriver… »
Les jambes engoncées dans une pédomotive, un agent de la police de Shanghai dévalait la rue avec les impressionnantes enjambées que permettait sa machine ; l’escortaient deux Ashantis en patins à moteur. Les Ashantis souriaient de toutes leurs dents, mas le policier gardait une impassibilité de circonstance.