Avant que se soit éteint l’écho du dernier coup de six heures, le chuintement rythmé d’une grosse pompe à vide se fit entendre. Les ingénieurs du Service d’aspiration royal s’étaient déjà attelés à leur tâche d’expansion de l’environnement eutactique. Les pompes avaient l’air de fort calibre, sans doute des Intrépides, et Hackworth se remémora qu’ils devaient se préparer à dresser une nouvelle structure, peut-être une aile supplémentaire pour l’Université.
Il s’assit à la table de la cuisine. Mme Hull nappait déjà de confiture sa crêpe. Tandis qu’elle mettait la table, Hackworth saisit une grande feuille de papier blanc. « Comme d’habitude », dit-il, et la feuille cessa d’être vierge ; c’était à présent la une du Times.
Hackworth recevait toutes les informations exigées par sa position sociale, plus quelques services optionnels : les dernières caricatures politiques, les dernières chroniques de ses journalistes préférés de par le monde ; une sélection d’articles concernant divers sujets incroyables transmise par son père, toujours soucieux, même après tout ce temps, de parachever l’édification de son fils ; et tous les papiers concernant les Uitlanders – un sous-phyle de la Nouvelle-Atlantis, formé d’individus d’origine britannique qui avaient fui l’Afrique du Sud, quelques décennies plus tôt. La mère d’Hackworth était une Uitlander, d’où son abonnement à ce service.
Un gentleman de rang plus élevé, aux responsabilités bien plus vastes, aurait sans doute disposé d’autres informations rédigées d’une autre manière ; du reste, l’élite de New Chusan recevait le Times en édition papier, imprimée sur une presse énorme, une antiquité qui permettait de tirer une centaine d’exemplaires, toutes les nuits, sur le coup de trois heures du matin.
Que les couches les plus élevées de la société lisent les nouvelles écrites à l’encre sur du papier était fort révélateur des mesures prises par la Nouvelle-Atlantis pour se distinguer des autres phyles.
La nanotechnologie autorisait aujourd’hui quasiment n’importe quoi, de sorte que le rôle culturel du choix de ce qu’on devait en faire avait pris largement le dessus sur la question d’imaginer ce qu’on pouvait en faire. L’une des idées clefs de la Renaissance victorienne était qu’il n’était pas nécessairement utile que chacun doive lire un quotidien matinal diffèrent de son voisin ; et c’est pourquoi, plus vous vous éleviez sur l’échelle sociale, plus votre Times devenait identique à celui de vos pairs.
Hackworth réussit presque à s’habiller sans réveiller Gwendolyn, mais elle commença à s’agiter alors qu’il déployait sa chaîne de montre autour du dédale de boutons et de poches de son gilet. En plus de la montre, plusieurs autres breloques y étaient accrochées, comme une boîte à priser qui l’aidait à se retaper de temps en temps, et un stylo en or qui carillonnait discrètement dès qu’il recevait un message.
« Travaille bien, chéri », marmonna-t-elle. Puis, après avoir cligné les paupières, froncé les sourcils et ouvert les yeux sur le ciel de lit en chintz : « Tu termines aujourd’hui, n’est-ce pas ?
— Oui, confirma Hackworth. Je rentrerai tard. Très tard.
— Je comprends.
— Non », bredouilla-t-il. Puis il se reprit. Cette fois, il y était.
« Chéri ?
— Ce n’est pas ça… le projet devrait se terminer tout seul. Mais après le boulot, je crois que j’aurai une surprise pour Fiona. Un truc exceptionnel.
— Être rentré à l’heure pour le dîner serait plus exceptionnel que tout ce que tu pourrais lui offrir.
— Non, chérie. C’est différent. Je te promets. »
Il l’embrassa et se dirigea vers le portemanteau de l’entrée. Mme Hull l’attendait, son chapeau dans une main, sa serviette dans l’autre. Elle avait déjà sorti du MC la pédomotive pour la poser près de la porte ; l’engin était suffisamment intelligent pour savoir qu’il était à l’intérieur, aussi ses pattes étaient-elles entièrement rétractées, ce qui lui ôtait presque tout avantage. Hackworth monta sur les patins et sentit les sangles se déployer pour lui maintenir les jambes.
Il se dit qu’il pouvait encore faire machine arrière. Mais une tache rouge vif frappa sa rétine, et, tournant les yeux, il vit Fiona qui rampait dans le couloir en chemise de nuit, les cheveux comme une couronne de flammes autour de sa tête : elle s’apprêtait à surprendre Gwendolyn et le regard qu’il lut dans ses yeux lui révéla qu’elle avait tout entendu. Il lui lança un baiser et franchit le seuil d’un pas résolu.
Bud est inculpé ; traits marquants du système judiciaire confucéen ; il reçoit une invitation à effectuer une longue marche sur une courte jetée
Bud avait passé les derniers jours à ciel ouvert, dans une prison située dans le delta empesté du Chang-Jiang (comme l’appelaient la majorité de ses quelques milliers de compagnons d’infortune) ou, selon ses propres termes, du Yangzi. Les murs de la prison étaient des rangées de pieux en bambou, espacés de quelques mètres, surmontés de rubans de plastique orange qui flottaient gaiement à leur sommet. En outre, un autre dispositif avait été intégré aux os de Bud, et il savait parfaitement où se trouvaient ses limites. À intervalles réguliers, il apercevait des cadavres, de l’autre côté de la ligne, le corps strié de marques blafardes d’emporte-pièce. Bud avait cru à des suicides jusqu’au moment où il avait assisté à un lynchage : un prisonnier soupçonné d’avoir dérobé les souliers d’un de ses compagnons avait été saisi par la foule, passé de main en main au-dessus des têtes, tel un chanteur de rock surfant au-dessus du public, agitant frénétiquement les bras pour se raccrocher à quelque chose. Une fois parvenu à la rangée de bambous, on l’avait éjecté d’une ultime poussée et son corps avait virtuellement explosé lorsqu’il avait traversé la frontière invisible du périmètre.
Mais la menace omniprésente du lynchage était un inconvénient mineur comparé aux moustiques. Aussi, quand Bud entendit résonner à ses oreilles la voix lui intimant de se rendre à l’angle nord-est du camp, il ne demanda pas son reste – en partie parce qu’il voulait quitter cet endroit, et en partie parce que, s’il n’obtempérait pas, ils pourraient le dégommer à distance. Ils auraient pu se contenter de lui dire de se rendre directement au tribunal et de s’asseoir, et il aurait obéi, mais pour une question de protocole, on dépêchait un flic pour l’escorter.
Le tribunal siégeait dans l’un des vieux immeubles le long du Bund. La salle d’audience, haute de plafond, n’était pas meublée avec luxe : d’un côté, une estrade, de l’autre une vieille table pliante recouverte d’un drap rouge. Le drap s’ornait d’un motif brodé en fils d’or représentant une licorne, un dragon, ou une autre bestiole dans le genre. Bud n’était pas un spécialiste ès créatures fabuleuses.
Le juge entra, présenté sous le nom de juge Fang par le plus imposant de ses deux acolytes : un gros Chinetoque à tête ronde qui puait la cigarette mentholée. L’agent de police qui avait escorté Bud au tribunal indiqua le sol, et Bud, qui connaissait son rôle, tomba à genoux et mit le front à terre.
L’autre acolyte du juge était une Eurasienne toute menue, portant lunettes. Quasiment plus personne n’utilisait de lunettes pour corriger sa vue, il était donc à parier qu’il s’agissait en fait d’une sorte de phantascope, qui vous permettait de voir ce qui n’existait pas, comme les ractifs. Toutefois, quand il ne s’agissait pas d’un usage ludique, on parlait plutôt de phénoménoscope.