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Finalement, il trouva la fameuse jetée. Il s’y engagea et dut aussitôt jouer des épaules pour se frayer un passage au milieu d’une troupe chargée d’un long colis emballé sous une couverture, qui cherchait à le précéder. D’ici, la vue était superbe : les anciens immeubles du Bund derrière lui, la vertigineuse muraille de néon de la Zone économique de Pudong qui explosait sur la rive opposée et servait de toile de fond à l’intense trafic fluvial – en majorité des barges basses.

La jetée ne devenait rouge qu’à son extrémité, où elle se mettait à descendre en pente abrupte vers la rivière. On l’avait recouverte d’une espèce de substance adhésive antidérapante. Bud se retourna pour considérer le bâtiment du tribunal surmonté de son dôme, cherchant des yeux une fenêtre derrière laquelle il pourrait discerner les traits du juge Fang ou de l’un de ses assistants. La famille de Chinois l’avait suivi jusqu’au bout, toujours chargée de son fardeau recouvert de guirlandes de fleurs, qui, Bud s’en rendait compte à présent, devait être le corps d’un parent. Il avait entendu parler de ces jetées ; on les appelait des jetées funéraires.

Plusieurs douzaines d’explosifs microscopiques connus sous le nom d’emporte-pièce détonèrent alors dans son sang.

Nell apprend à manier le compilateur de matière ; indiscrétions adolescentes ; tout s’arrange

Nell était devenue trop grande pour l’ancien matelas de son berceau, aussi Harv, son frère aîné, avait-il promis qu’il l’aiderait à en trouver un nouveau. Il était assez grand, mentionna-t-il l’air dégagé, pour faire ce genre de chose. Nell le suivit dans la cuisine, qui était équipée de plusieurs entités aussi importantes qu’imposantes, dotées de portes en saillie. Certaines étaient chaudes, d’autres froides, certaines avaient des fenêtres, d’autres faisaient du bruit. Nell avait souvent vu Harv, ou Tequila, ou l’un des copains de Tequila, en ôter de la nourriture, à divers stades de cuisson.

L’une des boîtes s’appelait le MC. Elle était encastrée dans le mur au-dessus de la paillasse. Nell tira une chaise et l’escalada pour regarder Harv le manipuler. Le devant du MC était un médiatron, terme qui recouvrait tout ce qui projetait des images ou diffusait des sons, ou les deux. Tandis qu’Harv le tripotait du bout des doigts et parlait dedans, de petites séquences animées dansaient tout autour. Cela lui faisait penser aux ractifs qu’elle jouait sur le gros médiatron du séjour, quand il n’était pas utilisé par un grand.

« C’est quoi, ça ? demanda Nell.

— Des médiaglyphes, expliqua Harv, très détendu. Un de ces quatre, t’apprendras à lire. »

Nell était déjà capable d’en déchiffrer quelques-uns.

« Rouge ou bleu ? demanda le grand frère, magnanime.

— Rouge. »

Harv tapa sur l’engin avec un geste particulièrement mélodramatique, et aussitôt apparut un nouveau médiaglyphe, un cercle blanc rayé d’une mince fente verte. La fente s’élargit. Le MC s’était mis à jouer une petite rengaine censée vous faire patienter. Harv se dirigea vers le frigo et se sortit un carton de jus de fruits, puis un autre pour Nell. Il toisa le MC avec dédain : « Ça prend un de ces temps… c’est ridicule.

— Pourquoi ?

— Pas’qu’on a une Alim bon marché, à peine quelques grammes par seconde. Pathétique.

— Pourquoi qu’on a une Alim bon marché ?

— Pas’que c’est une maison bon marché.

— Pourquoi que c’est une maison bon marché ?

— Parce que c’est tout ce qu’on peut se payer, rapport à notre situation économique, expliqua Harv. M’man doit rivaliser avec tout un tas de Chinetoques et d’autres qu’ont aucun respect de soi, alors y sont prêts à bosser pour trois fois rien. Alors m’man, elle aussi, elle est bien forcée de bosser pour des prunes. » Nouveau coup d’œil au MC, accompagné d’un hochement de tête. « Pathétique. Au Cirque aux Puces, ils ont une Alim qu’est… euh… au moins grosse comme ça. » Il réunit le bout des doigts devant lui et fit un grand cercle avec ses bras. « Mais celle-ci doit pas être plus grosse que ton p’tit doigt. »

Il s’écarta du MC, comme s’il ne pouvait plus supporter de se trouver dans la même pièce, aspira avec force sur son carton de jus de fruits et gagna le séjour pour entrer dans un ractif. Nell continuait de regarder la fente verte qui s’élargissait toujours, jusqu’au moment où elle emplit la moitié du cercle, qui se mit dès lors à ressembler à un cercle vert avec une fente blanche, de plus en plus fine ; finalement, la musique se conclut sur une dernière note dansante au moment précis où la fente blanche disparaissait.

« C’est fait ! » lança-t-elle.

Harv mit en pause le ractif, et, la démarche chaloupée, revint dans la cuisine pour presser sur un médiaglyphe qui représentait l’animation d’une porte en train de s’ouvrir. Le MC se mit à siffler bruyamment. Harv nota l’air effrayé de sa sœur, et il lui ébouriffa les cheveux ; elle ne pouvait pas le repousser parce qu’elle avait déjà les mains plaquées sur les oreilles. « Faut qu’il laisse le vide s’échapper », expliqua-t-il.

Le bruit cessa et la porte s’ouvrit avec un plop. Bien plié à l’intérieur du MC, il y avait le matelas rouge tout neuf de Nell.

« Donne-le-moi ! donne-le-moi ! » s’exclama Nell, furieuse de voir son frère poser les mains dessus. Harv s’amusa une seconde à faire mine de vouloir le garder, puis il le lui donna. Elle fila illico dans la chambre qu’elle partageait avec Harv et claqua la porte de toutes ses forces. Dinosaure, Canard, Peter et Pourpre l’y attendaient. « Je nous ai eu un nouveau lit », leur annonça-t-elle. Elle empoigna l’ancien et le traîna dans l’angle, puis déplia le nouveau à même le sol. Il était d’une minceur décevante – c’était plus une couverture qu’un matelas. Mais à peine l’avait-elle étalé par terre qu’il émit un chuintement – pas fort, un peu comme la respiration de son frère, en pleine nuit. En même temps, il prenait de l’épaisseur, et quand ce fut terminé, on aurait dit un vrai matelas. Nell prit dans ses bras Dinosaure, Canard, Peter et Pourpre, puis, histoire de vérifier, elle monta dessus et se mit à sauter à pieds joints quelques centaines de fois.

« Il te plaît ? » demanda Harv. Il venait d’ouvrir la porte.

« Non ! dehors ! piailla sa sœur.

— Nell, c’est aussi ma chambre. Faut bien que je décompe ton ancien. »

Plus tard, Harv sortit avec ses copains, et Nell se retrouva seule dans la maison pour un petit bout de temps. Elle avait décidé que ses enfants avaient également besoin de matelas, aussi traîna-t-elle sa chaise jusqu’à la paillasse de la cuisine, juste devant le MC et, s’étant juchée dessus, elle essaya de déchiffrer les médiaglyphes. Il y en avait un tas qu’elle ne reconnut pas. Mais elle se souvenait que Tequila parlait simplement à haute voix quand elle n’arrivait pas à lire un truc ; elle fit donc de même.

« Veuillez je vous prie obtenir l’autorisation d’un adulte », se contenta de répéter le MC.