Enfin, la route devint plate et obliqua vers l’intérieur pour franchir un autre porche, toujours non gardé, percé dans une autre imposante muraille ; bientôt la princesse Nell se retrouva dans une cour gazonnée et fleurie, sous le donjon du Roi – un haut palais qui semblait avoir été taillé dans un seul diamant de la taille d’un iceberg. Maintenant que le soleil s’enfonçait à l’ouest, ses rayons orangés enflammaient les murs de l’édifice en projetant une myriade de minuscules arcs-en-ciel, pareils aux éclats d’un vase en cristal brisé. Une douzaine de messagers faisaient la queue aux portes du donjon. Ils avaient laissé leurs chevaux dans un coin de la cour où se trouvaient un abreuvoir et une mangeoire. La princesse Nell fit de même puis se joignit à la file.
« Je n’ai encore jamais eu l’honneur de porter un message au roi Coyote, dit la princesse Nell au messager qui la précédait dans la queue.
— Vous verrez, c’est une expérience inoubliable, dit le messager, un jeune homme puant d’assurance, brun et barbichu.
— Pourquoi faut-il attendre dans cette queue ? Dans les stands du Marché aux Chiffreurs, on dépose les livres sur la table et on passe son chemin. »
Plusieurs messagers se retournèrent alors pour toiser la princesse Nell avec dédain. Le messager barbichu fit un visible effort pour maîtriser son amusement et dit : « Le roi Coyote n’est pas un de ces moins-que-rien installés derrière un étal du Marché aux Chiffreurs ! D’ailleurs, vous ne tarderez pas à le constater par vous-même !
— Mais ne prend-il pas ses décisions de la même façon que tous les autres : en consultant un manuel de règles ? »
À ces mots, les autres messagers ne cherchèrent même plus à retenir leur amusement. Le barbichu adopta un ton nettement sarcastique : « Dans ce cas, quel serait l’intérêt d’avoir un Roi ? Il n’a besoin de nul manuel pour inspirer ses décisions. Le roi Coyote a construit une puissante machine à penser, Magicien 0.2, qui contient toute la sagesse du monde. Quand nous lui apportons un livre, ses acolytes le déchiffrent et consultent Magicien 0.2. Parfois, il faut des heures au Magicien pour qu’il prenne sa décision. Je vous conseille de patienter respectueusement et d’observer le silence quand vous serez en présence de la grande machine !
— Je n’y manquerai pas », dit la princesse Nell, plus amusée que fâchée par l’impertinence de cet humble messager.
La queue progressait régulièrement et, tandis que le soir tombait et que s’éteignaient les rayons orangés du soleil, la princesse Nell nota des lumières bariolées qui flamboyaient à l’intérieur du donjon. Ces lumières semblaient redoubler d’intensité chaque fois que Magicien 0.2 cogitait et scintiller d’un pâle éclat le reste du temps. La princesse Nell essaya de distinguer d’autres détails de ce qui se passait à l’intérieur de la forteresse, mais les innombrables facettes brisaient la lumière et la réfractaient dans toutes les directions, de sorte qu’elle ne voyait que des fragments épars : tenter de voir à l’intérieur du sanctuaire du roi Coyote était comme chercher à vouloir se remémorer les détails d’un rêve oublié.
Finalement, le messager barbichu émergea, gratifia la princesse Nell d’un ultime sourire condescendant et lui rappela de faire preuve du respect voulu.
« Suivant ! » annonça l’acolyte d’une voix chantante, et la princesse Nell pénétra dans le donjon.
Cinq acolytes se tenaient dans l’antichambre, chacun derrière un bureau encombré de piles de vieux registres poussiéreux et de longs rouleaux de ruban de papier. Nell avait apporté trente livres du Marché aux Chiffreurs et, selon leurs instructions, elle les distribua aux divers acolytes pour qu’ils les déchiffrent. Les acolytes n’étaient ni jeunes ni vieux, mais au mitan de leur vie, et tous vêtus de blouses blanches frappées des armes du roi Coyote brochées de fil d’or. Chacun portait en outre une clef autour du cou. La princesse attendit qu’ils aient déchiffré le contenu des registres qu’elle avait apportés et qu’ils aient inscrit les résultats en perforant les bandes de papier à l’aide de petites machines astucieusement intégrées à leurs tables.
Alors, avec grande cérémonie, les treize bandes de papier furent enroulées et disposées sur un énorme plateau d’argent porté par un jeune enfant de chœur. Deux larges portes s’ouvrirent toutes grandes, et les acolytes, l’enfant de chœur et la princesse Nell formèrent une manière de procession qui s’introduisit à pas lents dans la Chambre du Magicien, une vaste salle voûtée, et en descendit la longue allée centrale.
Tout au bout de la chambre se trouvait… rien. Une sorte de vaste espace vide entouré par tout un attirail complexe de machines et de mouvements d’horlogerie avec devant, un petit autel. Cela évoquait pour la princesse une scène de théâtre, mais sans décor ni rideaux. À proximité de la scène se tenait un grand prêtre, plus âgé que les autres, et vêtu d’une robe blanche encore plus impressionnante.
Quand ils furent parvenus au bout de l’allée, le prêtre accomplit un cérémonial de pure forme, pour louer la beauté du Magicien et requérir sa coopération. Alors qu’il prononçait ces mots, des lumières s’allumèrent et la machinerie se mit à ronronner. La princesse Nell vit que cette cave n’était en définitive que l’antichambre d’un espace bien plus vaste contenu à l’intérieur et que cet espace était rempli de tout un appareillage complexe : d’innombrables tringles fines et brillantes, à peine plus larges que des mines de crayon, disposées en un fin lacis, et qui coulissaient en avant et en arrière, mues par des cames montées sur des arbres de transmission qui traversaient la pièce de part en part. Tout ce dispositif dégageait de la chaleur en fonctionnant, et la température dans la salle était passablement élevée, malgré le vigoureux courant d’air glacé des montagnes chassé par des ventilateurs aussi grands que des moulins à vent.
Le prêtre prit sur le plateau le premier des treize rouleaux de bande perforée et l’introduisit dans une fente au-dessus de l’autel. C’est à cet instant que Magicien 0.2 entra véritablement en action, et la princesse Nell constata que tous les bourdonnements, tous les vrombissements qu’elle avait perçus jusqu’ici n’avaient été qu’un prélude : le bruit de la machine tournant à l’extrême ralenti. Chacune de ses millions de cames était minuscule, mais la force nécessaire pour les mouvoir toutes en même temps était d’une amplitude sismique, et Nell percevait les vibrations formidables des arbres de transmission et des réducteurs à l’œuvre sous le robuste plancher du donjon.
Des lampes s’allumèrent tout autour de la scène, certaines étant incorporées à sa surface même, d’autres dissimulées dans la machinerie alentour. La princesse Nell vit avec surprise une sorte de forme lumineuse tridimensionnelle commencer à se concrétiser au centre de la scène vide. Apparut graduellement une tête qui acquit de nouveaux détails tandis que l’appareillage tonnait et sifflait de plus belle : c’était un vieillard chauve à la longue barbe blanche, le visage profondément ridé par la réflexion. Au bout de quelques instants, la barbe explosa en une nuée d’oiseaux blancs et la tête devint une montagne rocailleuse autour de laquelle tournoyaient les oiseaux, puis la montagne entra en éruption, crachant un fleuve de lave orange qui remplit graduellement le volume entier de la scène, jusqu’à former un cube massif et scintillant de lumière orangée. C’est ainsi que chaque image se fondait en une autre, spectacle fort prodigieux qui se prolongea plusieurs minutes, et, durant tout ce temps, l’appareillage gémissait tout ce qu’il savait, au grand effroi de la princesse Nell qui suspectait que si elle n’avait pas déjà eu l’occasion de voir à l’œuvre d’autres machines moins complexes au Castel Turing, elle aurait sans doute tourné les talons et pris la fuite.