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Finalement, malgré tout, les images s’éteignirent, la scène redevint vide et l’autel cracha un ruban de papier perforé, que le prêtre replia soigneusement avant de le confier à l’un de ses acolytes. Après une brève prière d’action de grâces, le prêtre introduisit la deuxième bande dans l’autel, et tout le processus recommença, cette fois avec des images différentes mais tout aussi remarquables.

Et cela continua, bande après bande. Quand la princesse Nell se fut accoutumée au bruit et aux vibrations du Magicien, elle se mit à prendre goût à ces images qui lui semblaient refléter une certaine qualité artistique – plus proche d’une création de l’esprit humain, sans aucun caractère mécanique.

Le Magicien toutefois était indéniablement une machine. Elle n’avait pas encore eu le loisir de l’étudier en détail, mais, après toutes ses expériences dans les autres châteaux du roi Coyote, elle avait l’impression qu’il s’agissait encore une fois d’une machine de Turing.

Son étude approfondie du Marché aux Chiffreurs, et en particulier des livres de règles employés par ces derniers pour répondre aux messages, lui avaient en effet enseigné qu’en dépit de toute sa complexité ce n’était jamais qu’une nouvelle machine de Turing. Elle était montée jusqu’au château du roi Coyote pour vérifier si le Roi répondait à ses messages en se conformant à des règles analogues. Auquel cas, l’ensemble du système – l’ensemble du royaume – ne serait rien d’autre qu’une vaste machine de Turing. Et comme elle l’avait constaté, durant son séjour au cachot, en communiquant avec le duc mystérieux par l’entremise de messages inscrits sur une chaîne, une machine de Turing, si complexe soit-elle, n’avait rien d’humain. Elle n’avait pas d’âme. Elle était incapable de faire ce que faisait un homme.

La treizième bande fut introduite dans l’autel, et la machinerie se mit à gémir, puis à ronfler, puis à gronder. Les images apparaissant au-dessus de la scène se firent encore plus exotiques et délirantes, et, en contemplant les visages du prêtre et des acolytes, la princesse Nell put constater que même eux étaient surpris ; qu’ils n’avaient encore jamais rien vu de semblable. Plus les minutes passaient, et plus les images devenaient fragmentées et bizarres, pures incarnations de concepts mathématiques ; finalement, l’obscurité complète envahit la scène, seulement traversée de rares éclairs colorés aléatoires. Le Magicien s’était mis dans un tel état que tous se sentaient piégés dans les entrailles d’une machine colossale capable à tout moment de les pulvériser. Le jeune enfant de chœur finit par craquer et s’enfuit par l’allée centrale. En moins d’une minute, les acolytes firent de même, l’un après l’autre, reculant pas à pas jusqu’à mi-longueur de l’allée, avant de faire demi-tour pour détaler au pas de course. Finalement, même le grand-prêtre tourna les talons et s’enfuit. Le grondement des machines avait atteint désormais une intensité propre à faire croire à un séisme mémorable, et Nell dut se retenir en posant une main sur l’autel. La chaleur émanant de l’arrière de la machine était comparable à celle d’une forge, et Nell apercevait un faible éclat émanant de ses entrailles, preuve que certaines bielles étaient chauffées au rouge.

Finalement, tout cessa. Le silence était assourdissant. Nell réalisa qu’elle s’était faite toute petite et elle se redressa. La lueur rouge émanant des entrailles du Magicien s’éteignit peu à peu.

Une lumière blanche se déversa soudain, venue de partout. La princesse Nell se rendit compte qu’elle provenait de l’extérieur des murs de diamant du donjon. Quelques minutes auparavant, c’était encore la nuit. À présent régnait la lumière, mais ce n’était pas celle du jour ; elle provenait de toutes les directions à la fois, et c’était une lumière froide et sans couleur.

Nell se précipita dans l’allée pour ouvrir la porte de l’antichambre mais elle n’était plus là. Il n’y avait plus rien. L’antichambre avait disparu. Et plus loin, le jardin fleuri également, et les chevaux, et le mur d’enceinte, et la route en spirale, la cité du roi Coyote, et le Pays d’Au-delà. Ne restait plus à la place que cette douce lumière blanche.

Elle se retourna. La chambre du Magicien était toujours là.

Tout au bout de l’allée, elle avisa un homme assis sur l’autel, qui la contemplait. Il portait une couronne. Autour de son cou était une clef – la douzième clef du Château noir.

La princesse Nell redescendit l’allée vers lui. Le roi Coyote était un homme d’âge mûr, aux cheveux blond pâle et décolorés, aux yeux gris, portant une barbe un rien plus foncée que les cheveux, et pas franchement bien taillée. Alors que la princesse approchait, il parut prendre conscience de la présence de la couronne sur sa tête. Il éleva la main, l’ôta et la jeta négligemment sur l’autel.

« Très drôle, dit-il, vous avez réussi à glisser une division par zéro à travers toutes mes défenses. »

La princesse Nell refusa de se laisser entraîner par cette décontraction étudiée. Elle s’immobilisa à quelques pas de lui. « Puisque je ne vois personne ici pour procéder aux présentations, je prendrai la liberté de le faire moi-même. Je suis la princesse Nell, duchesse de Turing », sur quoi elle lui tendit la main.

Le roi Coyote parut légèrement embarrassé. Il descendit d’un bond de l’autel, s’approcha de la princesse Nell et lui baisa la main. « Le roi Coyote, pour vous servir.

— Ravie de faire votre connaissance.

— Tout le plaisir est pour moi. Désolé ! j’aurais dû me douter que le Manuel vous aurait enseigné les bonnes manières.

— Je n’ai pas l’heur de connaître le Manuel auquel vous faites référence, dit la princesse Nell. Je ne suis qu’une princesse lancée dans une quête : obtenir les douze clefs du Château noir. Je note que l’une d’elles est en votre possession. »

Le roi Coyote leva les mains, les paumes en avant. « N’en dites pas plus. Un combat singulier ne sera pas nécessaire. Vous avez déjà la victoire. » Il ôta de son cou la douzième clef et la tendit à la princesse Nell. Elle la prit avec une légère révérence ; mais, au moment où la chaîne glissait autour de ses doigts, le roi resserra brusquement son étreinte, de sorte que tous deux se trouvaient liés par la chaîne. « À présent que votre quête est achevée, pouvons-nous mettre bas les masques ?

— Je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous voulez dire, Majesté. »

Il fit mine de contrôler son exaspération. « Quelle était votre intention réelle en venant ici ?

— Obtenir la douzième clef.

— À part ça ?

— En savoir plus sur Magicien 0.2.

— Ah.

— Découvrir que c’était, en fait, une machine de Turing.

— Eh bien, vous tenez votre réponse. Magicien 0.2 est assurément une machine de Turing – la plus puissante jamais construite.

— Et le Pays d’Au-delà ?

— Intégralement créé à partir de graines. Des graines inventées par moi.

— Et c’est donc également une machine de Turing ? Entièrement contrôlée par Magicien 0.2 ?

— Non, dit le roi Coyote. Gérée par Magicien. Contrôlée par moi.

— Mais les messages du Marché aux Chiffreurs contrôlent bien tous les événements qui se produisent au Pays d’Au-delà, n’est-ce pas ?

— Vous êtes fort perspicace, princesse Nell.

— Ces messages transmis à Magicien… encore une machine de Turing.