— Ouvrez l’autel », dit le roi Coyote, en indiquant une large plaque de laiton percée en son centre d’un trou de serrure.
La princesse Nell utilisa sa clef pour ouvrir la serrure et le roi Coyote rabattit le couvercle de l’autel. À l’intérieur, se trouvaient deux petites machines, une pour lire les bandes, l’autre pour les écrire.
« Suivez-moi », dit le roi Coyote et il rabattit une trappe encastrée dans le sol derrière l’autel.
La princesse Nell descendit derrière lui un escalier en colimaçon qui accédait à une petite salle. Les tringles de liaison sortant de l’autel y descendaient pour aboutir à une petite console.
« Magicien n’est même pas raccordé à l’autel ! Il ne fait rien, s’étonna la princesse Nell.
— Oh, mais Magicien en fait beaucoup. Il m’aide à garder la trace des choses, il fait des calculs, et ainsi de suite. En revanche, tout ce cinéma, là-haut sur la scène, n’est là que pour la galerie – juste pour impressionner les gens du commun. Quand un message arrive ici du Marché aux Chiffreurs, je le lis moi-même et j’y réponds de même.
« Vous pouvez donc constater, princesse Nell, que le Pays d’Au-delà n’est en fait pas du tout une machine de Turing. C’est en réalité une personne – plusieurs personnes, pour être précis. Maintenant, elle est tout à vous. »
Le roi Coyote reconduisit la princesse Nell au cœur de son donjon et lui offrit une visite guidée des lieux. Le clou en était la bibliothèque. Il lui montra les livres contenant les règles de programmation de Magicien 0.2, et d’autres expliquant comment amener les atomes à s’organiser pour créer des machines, des bâtiments, des univers entiers.
« Vous voyez, princesse Nell, vous venez aujourd’hui de conquérir ce monde et, maintenant que vous l’avez conquis, vous n’allez pas tarder à découvrir que c’est un endroit passablement ennuyeux. Votre responsabilité dorénavant sera de créer, pour les autres, d’autres mondes à leur faire explorer et conquérir. » D’un geste de la main vers la fenêtre, le roi Coyote indiqua le vaste espace vide occupé naguère par le Pays d’Au-delà. « Ce n’est pas la place qui manque…
— Qu’allez-vous faire, roi Coyote ?
— Appelez-moi John, Votre Altesse Royale. Dorénavant, je n’ai plus de royaume.
— John, qu’allez-vous faire ?
— Je me suis, moi aussi, lancé dans une quête.
— Et quelle est-elle ?
— Retrouver l’Alchimiste, qui qu’il puisse être.
— Et y a-t-il… »
Nell suspendit un instant sa lecture du Manuel. Ses yeux s’étaient emplis de larmes.
« Y a-t-il quoi ? demanda la voix de John sortant du livre.
— Y a-t-il quelqu’un d’autre ? une autre personne qui m’aurait accompagnée tout au long de ma quête ?
— Oui, effectivement », dit John, tranquillement, après une brève pause. En tout cas, j’ai toujours senti sa présence.
— Est-elle là en ce moment ?
— Seulement si tu lui fais une place, dit John. Lis les livres, et ils te montreront comment faire. »
Sur quoi, John, ex-roi Coyote et empereur du Pays d’Au-delà, s’évanouit dans un grand éclair, laissant la princesse Nell seule dans la grande bibliothèque poussiéreuse. La princesse Nell posa la tête sur un vieux grimoire relié de cuir et huma son parfum intense. Une larme de joie roula de chacun de ses yeux. Mais elle maîtrisa l’envie de pleurer et ouvrit plutôt le grimoire.
Tous ces livres étaient des livres magiques, et ils absorbèrent à tel point la princesse Nell que, durant de longues heures, et même des jours peut-être, elle oublia tout ce qui l’entourait ; ce qui n’importait guère, car rien ne subsistait du Pays d’Au-delà. Mais à la longue, elle finit par sentir quelque chose lui chatouiller le pied. Machinalement, elle tendit la main pour se gratter. Quelques instants plus tard, le chatouillement reprit. Cette fois, elle baissa les yeux et découvrit avec surprise que le plancher de la bibliothèque était intégralement recouvert d’un tapis gris-brun, moucheté çà et là de taches blanches et noires.
C’était un tapis mobile et vivant. C’était en fait, l’Armée des souris. Tous les autres édifices, lieux et créatures vus par la princesse Nell au Pays d’Au-delà avaient été des inventions produites par Magicien 0.2 ; mais, apparemment, les souris constituaient une exception, car elles existaient indépendamment des machinations du roi Coyote. Quand le Pays d’Au-delà avait disparu, tous les obstacles divers qui avaient tenu l’Armée des souris éloignée de la princesse Nell avaient disparu en même temps, et sous peu, elles avaient réussi à la situer et converger sur leur Reine tant recherchée.
« Que voulez-vous me voir faire ? » demanda la princesse Nell. Car elle n’avait encore jamais été reine et elle ignorait tout du protocole.
Un chœur de couinements excités émana des souris tandis qu’elles lançaient et relayaient des ordres. Le tapis fut agité d’une commotion violente mais parfaitement organisée, à mesure que les souris se regroupaient en pelotons, compagnies, bataillons et régiments, commandés chacun par un officier. Une souris escalada le pied de la table de la princesse Nell, s’inclina devant elle, puis entreprit de couiner des ordres depuis ce poste élevé. Comme à la parade, les souris exécutèrent alors un mouvement de repli jusqu’aux extrémités de la pièce, se disposant en forme de boîte vide et laissant un vaste rectangle ouvert au milieu du plancher.
La souris juchée sur la table, que Nell avait décidé de surnommer la Généralissime, émit une longue série d’instructions, en courant aux quatre coins pour s’adresser aux divers contingents de son armée. Quand la Généralissime eut terminé, une musique aiguë se fit entendre, lorsque les cornemuseux de l’Armée des souris se mirent à souffler dans leur instrument et les tambours à frapper leurs peaux.
De petits groupes de souris se mirent à gagner l’espace vide, chaque groupe se dirigeant vers un endroit différent. Une fois que chacun eut atteint son emplacement désigné, chacune des souris se disposa de telle manière que le groupe tout entier dessinait une lettre. De la sorte, le message suivant apparut sur le plancher de la bibliothèque :
SOMMES ENSORCELÉES
DEMANDONS ASSISTANCE
REPORTEZ-VOUS AUX LIVRES
« Je ferai tout mon possible pour vous désensorceler », promit la princesse Nell et, aussitôt, un formidable cri de gratitude jaillit, assourdissant, de toutes les gorges minuscules de l’Armée des souris.
Trouver le livre requis ne fut pas long. L’Armée des souris éclata en petits détachements, chacun se chargeant qui d’aller récupérer un livre sur une étagère, qui de le déposer par terre, qui de l’ouvrir et de courir de page en page, à la recherche des formules magiques idoines. En moins d’une heure, la princesse Nell nota qu’un large corridor dégagé s’était ouvert au sein de l’Armée des souris et qu’un grimoire l’empruntait pour se diriger vers elle, semblant flotter à deux centimètres au-dessus du sol.
Avec précaution, elle le récupéra sur le dos des rongeurs qui le transportaient et le feuilleta jusqu’à ce qu’elle ait trouvé une formule pour désenvoûter les souris. « Bon, très bien », dit-elle, et elle se mit à lire la formule ; mais soudain l’air s’emplit de couinements surexcités et toutes les souris se mirent à détaler, prises de panique. La Généralissime escalada la page, sautant sur place dans un état d’excitation extrême, en agitant avec frénésie ses petites pattes avant au-dessus de sa tête.
« Ah ! je comprends », dit la princesse Nell. Elle prit le livre et sortit de la bibliothèque, en prenant garde de n’écraser aucun de ses sujets, et elle les suivit dans le vaste espace vide à l’extérieur.